Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

CINEMATRICE

19 avril 2007

Atelier de femmes à Bethléem en Palestine

Mardi 13 mars 2007

Premier contact avec les 8 femmes de Bethléem qui seront 9 demain.
De 20 à 72 ans, donc parfait pour la diversité de l'âge, différents niveaux de culture et d'origine (rurale, citadine). Je sens une grande motivation chez chacune et un fort désir d'exister en tant que femmes dans un milieu où leur place est plutôt à la maison. Certaines ont repris des études après leur mariage, elles ont toutes des enfants sauf trois célibataires dont une issue d'un village et militante dans une association d'aide agricole.

LE PROJET
J'ai présenté le projet en expliquant pourquoi le choix d'une fiction et notre désir de partir vers l'imaginaire, le possible, le rêve. J’ai parlé des femmes de Champigny et j’ai fait défiler les photos. J’ai raconté ensuite le scénario que les femmes de l’atelier de Nadine ont imaginé. Elles ont trouvé cette histoire de solidarité intéressante, mais je ne les sens pas plus concernées que cela. Ce qu’elles veulent exprimer, c’est plutôt la souffrance du peuple Palestinien et leur combat pour la paix et la démocratie.
J'ai insisté sur le fait qu'à travers mes différents voyages dans des pays en voie de développement, j'avais toujours trouvé de l'espoir et qu'il venait surtout des femmes.
Nous nous sommes présentées l'une après l'autre. Ce que je retrouve chez chacune, c'est le désir d'aider les autres et de s'en donner les moyens par le biais de la formation, de l'éducation, j'ai essayé et plus ou moins réussi à circoncire les plaintes sur les difficultés de vie au quotidien dont nous reparlerons plus tard.
J'ai montré Be quiet et El Grande Zambini.
Le premier film leur a évidemment parlé, j'ai essayé de dépasser l'aspect psychologique et factuel du film pour montrer davantage les moyens cinématographiques utilisés par le réalisateur pour créer une tension permanente et exprimer les différentes phases psychologiques des relations entre le père et son fils.
Le deuxième n'a pas été compris après la première vision par manque de références culturelles (elles ne connaissent pas le cirque et n’ont pas compris que le père n’était pas un astronaute.) Je l'ai remontré en arrêtant après chaque séquence et en faisant l'analyse autant sur le sens que sur l'esthétique. Cela m'a permis de dégager avec elles la structure du film ce qui nous servira pour l'écriture. Des idées ont été avancées mais c'est demain que nous rentrerons dans l'écriture. Je pense utiliser le système du cadavre exquis pour commencer. À partir de leurs interventions voici ce qui se dégage pour le début du film :
Des enfants jouent près du mur; une maman vient chercher sa fille. C'est l'heure du coucher, la fillette a peur de dormir car des bombardements subis deux ans plus tôt l'ont traumatisé. Pour la rassurer, sa maman lui chante la chanson (proposée par Nadine), la petite fille finit par s'endormir bientôt rejointe par sa mère, un rêve commence....
Voilà où j'en suis....
À suivre

Le 13 mars, un peu plus tard

Je pense aborder demain la présentation de la méthode d’écriture sous la forme de séquencier après un tour de table de cadavre exquis.
Le mariage est très important pour elles, mais, je souhaiterais éviter ce sujet, comment leur faire passer l’idée qu’une réalisation personnelle peut exister en dehors d’un conjoint? Je n’arrive pas à savoir si c’est un idéal de vie par rapport aux sentiments et à une réalisation personnelle à travers la famille ou seulement une étape qui permet de s’intégrer dans la société et d’être reconnue en tant que mère ou mère potentielle. Qu’advient-il alors des célibataires ou des femmes stériles ou encore des lesbiennes ?

PRESENTATION

Fahima Manasr 36 ans. Célibataire, elle vit avec ses parents dans un
Village dont elle est élue au conseil municipal. Bénévole au sein d’une association « Secours Agricole », elle va de village en village former des femmes à la culture d’un potager. Elle a suivi de nombreuses formations. Elle a de sublimes yeux bleus qui rappellent ceux des Bédouins et des mains fortes et burinées que j’aimerais filmer. Elle est très attentive et ne parle qu’à bon escient. Elle est la seule à être arrivée en avance. Une certaine gravité se dégage d’elle.

Harlam Wahsh 43 ans. Mariée, mère de 4 enfants, elle est originaire de Naplouse. Elle a été emprisonnée pendant 2 ans, accusée d’avoir fabriqué un cocktail Molotoff. Durant sa détention, elle a été battue et a eu le nez brisé. Très militante, elle appartient à plusieurs associations qui défendent les femmes et la démocratie. Elle revendique avant tout sa citoyenneté de palestinienne ; très volontaire, elle intervient souvent, son téléphone sonne souvent, son mari passe… Elle a repris des études pour être assistante sociale.

Ibtisam Abudamd 23 ans, célibataire, elle s’occupe de ses parents malades. Étudiante à l’université, elle aime aider les gens et souhaiterait travailler dans l’audio visuel. Elle est très motivée, un peu timide.

Jamalate Abudamd mariée a 17 ans, elle a 2 enfants dont un garçon de 7 ans traumatisé par des bombardements subis à l’âge de 2 ans. Elle a repris des études (littérature anglaise) à l’université, elle milite dans un centre pour la paix et la démocratie. Sûre d’elle et volontaire, elle prend facilement la parole.

Leila Malash. Elle a 22 ans, elle est réfugiée dans le camp Aïda, elle étudie à l’université et milite au « Secours agricole ». Elle a beaucoup d’imagination et elle intervient rarement mais toujours à bon escient.

Manal Hamamreth . Elle a 28 ans et travaille comme femme de ménage à TAM. Elle est d’une famille de 12 filles et sa situation est assez dramatique. Oppressée par ses parents, elle n’est pas sûre d’elle et elle ne s’épanouie qu’au travail. Elle parle volontiers d’elle en petit comité. C’est la première formation qu’elle suit.

Naela. Elle a 50 ans, mariée avec 2 grands enfants, elle vit à Jérusalem et travaille comme assistante sociale. Elle a l’air plutôt cultivée et d’un milieu bourgeois. Elle parle un peu le français et elle intervient volontiers et à bon escient.

Samira Abu Srour. Elle a 38 ans, mariée avec 4 enfants, elle est réfugiée dans le camp d’Aïda. Elle a repris des études (anglais), elle a beaucoup d’activités bénévoles. Elle est motivée, sensible et appliquée, elle intervient volontiers.

Mercredi 14 mars 2007

La séance démarre à 9h30, sans Jamalate, Manal et Naela. Jamalate arrivera en retard car sa mère qui a besoin d’être opérée d’urgence ne peut pas obtenir les papiers nécessaires pour son transfert à l’hôpital de Jérusalem : l’administration de l’hôpital de Bethléem est en grève car les salaires ne sont pas payés depuis plusieurs mois. Manal est partie subir un examen pour ses yeux malades et nous n’aurons pas de nouvelles de Naela. Une nouvelle arrive, c’est Antoinette, 72 ans. Elle parle plus ou moins français et très bien anglais. Nous sommes donc 9 car Férouz la traductrice est de plus en plus investie et participe à l’atelier en donnant des idées.
Je propose le jeu des cadavres exquis, mais Samira intervient, elle a pensé à une histoire, elle nous la raconte, traduite par Férouz, je la reprends, la simplifie et la découpe en séquence. Chaque séquence est enrichie par les idées des unes et des autres, Antoinette raconte beaucoup d’anecdotes. Je veille à ce que chaque idée soit réalisable et à ce que chacune s’y retrouve. La discussion est animée, je dois rétablir le calme plusieurs fois quand toutes parlent en même temps. L’ambiance est passionnée, Férouz a beaucoup de travail !!
Voici le séquencier qui se dessine :
Séquence 1 – Intérieur jour – maison de Amal
Amal une jeune fille d’une vingtaine d’années se réveille. Elle est

Angoissée et se prépare car aujourd’hui est un grand jour : elle doit défendre sa thèse devant le jury de l’université à Jérusalem. Elle accroche sur son manteau une broche dorée en forme d’olivier.
Séquence 2 – Intérieur jour – cuisine chez Amal
La mère et la grand-mère d’Amal préparent le petit-déjeuner, la mère essaye de dissuader Amal d’aller à Jérusalem car aujourd’hui, il y a un blocus et il est interdit de sortir. Sa grand-mère l’encourage au contraire et invoque la protection de Dieu. La mère se laisse convaincre. Amal sort.

Séquence 3 – Extérieur jour – Rue le long du mur
Amal longe le mur dans toute son immensité et son horreur. Arrivée près d’un passage clandestin, elle s’angoisse et accélère le pas. Elle trébuche, ses cahiers s’envolent. Elle se relève et ramasse un cahier ouvert sur une page blanche. Elle s’immobilise comme pétrifiée. Des souvenirs remontent.
Séquence 4 – Extérieur jour – Champ d’oliviers
Amal est une fillette maintenant, elle joue sous les arbres pendant que des femmes autour d’elle cueillent les olives et s’invectivent joyeusement.
Séquence 5 – Intérieur et extérieur jour – cuisine de campagne - champ
Amal fillette est entourée de femmes qui préparent la pâte à pain, elle en vole un bout, et s’en va en courant suivie par sa maman. Elles sortent et courent dans le champ. La fillette court, court, ivre de liberté.
Séquence 6 – extérieur jour – rue de Bethléem
Amal est une jeune fille maintenant, elle court vers chez elle en tenant un papier à la main, elle est heureuse.
Séquence 7 – Intérieur jour – Chez Amal
Amal arrive victorieuse, son diplôme à la main, sa mère et sa grand-mère font des youyous de joie, sa grand-mère lui offre une broche dorée en forme d’olivier.
Séquence 8 – Extérieur jour – devant un passage dans le mur
Amal revient à elle, elle ramasse le cahier et décidée passe de l’autre côté du mur.
Après avoir raconté séquence par séquence toute l’histoire et m’être assuré que nous étions bien toutes d’accord, nous faisons une pause. TAM assure l’approvisionnement par l’intermédiaire de Mohamed, le jeune factotum. Boissons chaudes et jus de fruits, petites viennoiseries succulentes et gâteaux au sésame dont je me régale particulièrement. Ferouz essaye d’appeler le directeur de l’hôpital pour la maman de Jamalate tandis que Antoinette qui est très bavarde me raconte les étapes de sa vie d’institutrice ponctuées par la colonisation qui l’a spoliée de ses champs d’oliviers, les différents Intifada, ses voyages et la mort de ses proches. Elle est d’une étonnante vitalité. Elle s’est tout de suite approprié le rôle de la grand-mère, a déjà choisi son costume (robe traditionnelle) et se réjouit comme une petite fille. Je vais dans le bureau de Sweire lui raconter l’histoire que nous venons de construire. Elle s’enthousiasme de notre rapidité et me dit attendre avec impatience le moment du tournage. J’aborde avec Sweire et Séverine le problème du décor de la dernière séquence : il nous faut trouver un passage dans le mur. Svir dit connaître un village où le mur est plus bas et où les gens ont l’habitude de passer. Il faut aller repérer et tout dépendra de la présence des soldats. J’avoue que pendant quelques instants, j’avais oublié que les Palestiniens vivaient emmurés sous la menace des tirs israéliens. Séverine propose de venir avec des internationaux comme boucliers humains afin de dissuader les soldats de tirer ! Nous sommes en pleine fiction ! Harlam qui est une fumeuse invétérée et à qui j’ai emprunté quelques cigarettes (j’ai oublié mon paquet de mauvaises gauloises à Jérusalem hier) m’en a fait acheter un par Mohamed. Elle refuse que je la paye. Encore la générosité d’une femme qui n’est pourtant pas bien riche. Son cousin est là, elle me le présente. Il est footballeur et me parle de deviner qui ? Zizou ! Décidément, du fin fond de l’Inde, en passant par l’Afrique du Sud et maintenant le Moyen-Orient, ces messieurs ont tous les mêmes idoles !
Je regarde cet homme un peu gauche dans ce milieu de femmes et je repense à l’histoire que m’a racontée Catherine, une jeune volontaire, professeur de français qui s’est engagée bénévolement pendant 2 ans dans une association (même organisme que Séverine). L’histoire s’est déroulée dans un village, l’année dernière. Une jeune fille a été filmée en train de faire une fellation à son amoureux (pas son mari, bien sûr), la vidéo a circulé et l’honneur de la famille s’en est trouvée bien salie. La famille face au jugement social avait deux choix : quitter le village et refaire sa vie ailleurs ou laver son honneur en …. tuant la jeune fille. La maman, raconte Catherine, ne souhaitait pas partir donc le papa a mis une balle dans la tête de sa fille. Cela s’appelle un crime d’honneur et il est légitimé par l’ensemble de la société. Personne n’a été inquiété.
J’ai du mal à raccorder les images de ces hommes qui ont l’air plutôt doux aux actes de barbaries dont ils sont capables ou qu’ils cautionnent. Yann, le jeune volontaire qui m’a ramené de Jérusalem hier travaille dans une structure religieuse qui dépend de St Vincent de Paul « La Sainte Famille » (il m’a parlé de sa chef, une religieuse Sœur Sophie (76ans), que j’ai hâte de rencontrer) m’a raconté une autre histoire : un homme est arrivé un jour à la consultation de sœur Sophie en traînant une jeune femme manifestement enceinte et en pointant sur son ventre une arme. Il a demandé à la Sœur de faire le diagnostic de cette protubérance puisque contre toute évidence, la jeune femme jurait qu’elle était vierge. La Sœur a vite compris et l’a embrouillé avec des termes médicaux, prétextant qu’il fallait quelle garde la femme pour la guérir de cette tumeur qui n’avait rien à voir avec une grossesse. L’homme a laissé la jeune femme. La sœur a provoqué l’accouchement et un petit Samuel est né. Sa maman l’a bien sûr abandonné aux sœurs, il a maintenant 20 mois et vient d’être adopté par une famille belge.
J’ai très envie de faire les portraits filmés de ces jeunes volontaires. Ils ne sont ni mièvres, ni naïfs, pas même pratiquants et leurs choix de vies sont à l’encontre du consumérisme et de la bêtise ambiantes. Je les admire et ils m’entourent de leur chaleur attentionnée.
Ce matin, en attendant les retardataires, j’ai montré ma maquette « L’Amie de Caroline », je l’avais passée à Férouz qui a traduit les dialogues. Je mesure à quel point ces images sont exotiques pour ces femmes, surtout concernant la sexualité qui est abordée ici librement et par une très jeune fille. Elle ont beaucoup aimé le moment où l’infirmière baisse le masque, elle y ont vu le symbole de la société et de ses apparences. Nous avons ensuite parlé de la famille. Je leur ai expliqué qu’en France, le prix de la liberté et du confort était la solitude. Et que chez nous, les gens mourraient bien souvent seuls, surtout les personnes âgées. Cet état des choses les choque comme je suis choquée devant les pressions familiales qu’elles subissent ici.
À chacun ses fardeaux, je ne sais lesquels sont les plus enviables.
Nous avons fini la pause, nous reprenons sous la forme de deux groupes qui travaillent chacun une séquence.
Pendant que je mets au propre le séquencier, je les entends s’animer et échanger, elles s’expriment toutes. Férouz écrit dans le groupe A et Antoinette dans le groupe B. Le groupe A est tout près de moi, elles me demandent un avis, je leur réponds. Samira du groupe B me dit que ce n’est pas juste d’aider un seul groupe. Elle me parle sans animosité. Je lui réponds que nous faisons toutes le même film, qu’elle peut me questionner aussi. Antoinette rajoute que nous ne sommes pas à l’école. Elles rient.
Restitution des deux groupes. Celui d’Antoinette a écrit un roman, c’est très littéraire. Elle se régale en faisant la description de notre héroïne (élégante, belle, intelligente etc.…) Je rappelle que c’est un scénario que nous écrivons….
Il y a tellement de matières que la discussion est longue pour simplifier. Je leur ai demandé de décrire d’abord les lieux, puis les personnages et ensuite les actions. Samira me houspille quand je finis par tout mélanger. Fahima la regarde puis me regarde, elle attend une réaction de ma part, je rigole et explique qu’il faut de la méthode pour organiser les idées mais qu’une fois qu’elles sont là, on peut se laisser aller. J’adore les yeux de cette femme, il vient du fond des âges, antique bédouine au regard pur.
Nous terminons les deux séquences. Leila, la plus jeune, nous fait rire : et si notre héroïne rencontrait l’homme de sa vie le jour de son examen ? Tout serait parfait ! Personne y croit, même pas elle. Rêve de prince charmant, rêve de petite fille. C’est dingue comme son sourire est lumineux, il fait disparaître la laideur du voile, la rend toute vulnérable. Je repense au sourire de la vielle femme au check point quand je l’ai aidé à récupérer sa chaussure qu’elle avait dû ôter pour passer le portique de contrôle. Petite lumière dans la pesanteur des ténèbres ambiantes.
15 mars
Je me réveille à 7h, le jour entre dans la chambre en même temps qu’une fraîcheur inattendue. De mon septième étage, je ne vois plus la colonie sur la colline d’en face. Elle a disparu dans la brume. Très floues aussi, les terrasses de l’autre côté de la rue. Il pleut à torrent et bientôt, les gouttes se transforment en flocon épais. Il neige sur Bethléem. J’ai froid dans mes vêtements de printemps et j’appelle un taxi. Je m’excuse platement auprès du chauffeur pour la brièveté de la course. Il s’amuse de ma gêne : les palestiniens et surtout les palestiniennes n’aiment pas marcher et il a l’habitude de faire de tout petits trajets. J’arrive à TAM en même temps que Ferouz que son mari a accompagnée. Elle m’explique que les femmes ne viendront pas aujourd’hui, la météo détermine leurs déplacements et la neige est rédhibitoire.
Dans les bureaux, les filles et Séverine s’excusent presque, elles n’ont jamais vu la neige en mars. Elles redoublent d’attention à mon égard. Nisrine m’a apporté un téléphone, Séverine m’offre un châle et Mohamed a réparé le chauffage à gaz.
10h, aucune femme n’est arrivée, je crois que Férouz va avoir raison quand la sonnette retentit, Antoinette, Ibtisam et Harlam arrivent presque en même temps. Emmitouflées, trempées, on les réchauffe avec du thé.
Je propose de travailler sur les deux premières séquences que j’ai mises au propre. Ferouz traduit, elles copient. Harlam est souvent dérangée par son téléphone. Elle organise dans un petit village près d’ici, une cérémonie qui aura lieu vendredi, pour les mères dont les enfants pourrissent en prison. Il y a 11 500 prisonniers palestiniens dont 125 femmes dont 20 avec enfants en bas âge. 500 mineurs dont 100 de moins de 15 ans jeunes de moins de 16 ans. Elle raconte qu’une mère de détenu est morte sans avoir pu revoir son fils, elle dit qu’elle lui avait pourtant promis et qu’elle n’a pas pu honorer sa parole, elle en est triste, une douleur de plus. Elle a même un frère emprisonné à vie à qui elle ne peut rendre visite car elle-même est une ancienne détenue (emprisonnée de 15 à 18 ans). Son autre frère en a pris pour 5 ans, elle dit que sa mère passe son temps à leur rendre visite. Heureusement que la Croix rouge loue des cars et organise les déplacements. Tout est tellement compliqué ici.
Nous avançons le travail très lentement.
J’évoque le fait qu’il n’y a pas d’homme dans notre film. Ibtisam dit qu’elle s’en est aussi faite la réflexion. Nous décidons ensemble que le père de Amal, notre héroïne est un martyre et qu’il sera présent par le truchement d’une photo barrée d’un ruban noir accrochée en bonne place sur le mur de sa chambre.
Nous reparlons de la situation politique. J’avance le fait que tous les juifs ne sont pas sionistes et colonisateurs. Elles le savent mais le problème c’est qu’elles ne rencontrent que des soldats ou des colons. Je retrouve le même problème chez les jeunes volontaires qui doivent lutter contre eux-mêmes pour ne pas devenir antisémites.
Antoinette participe beaucoup, elle propose des améliorations dans les dialogues pour mettre un peu « d’épices ».
Elle raconte aussi des anecdotes comme celle d’un jeune Israélien qui a eu le courage de la faire monter dans sa voiture (monte ma mère) pour lui faire traverser le check point où elle a embrouillé le soldat avec son passeport anglais non valable parce que ne contenant pas de visa. Ses anecdotes sont interminables, elle ne raconte pas, elle conte !
Elle me propose de venir chez elle après l’atelier, pour me montrer le mur près du camp d’Aïda que j’ai besoin de voir pour les repérages. J’accepte.
Harlam remet en cause le fait que notre jeune héroïne soit voilée. Elle-même est tête nue et porte les cheveux courts. Elle exulte quand je lui dis qu’elle ressemble à une Européenne. J’explique que nous devons coller le plus possible au réel. Voit-elle beaucoup de jeunes filles musulmanes en cheveux ? Elle dit que non. Le problème est réglé. Harlam la rebelle ; la belle et rebelle.
Les trois premières séquences sont corrigées. Nous faisons la pause.
Nous fumons et buvons du thé en regardant la neige tomber sur les toits de Bethléem. Image surréaliste, tellement lointaine de tous les clichés que j’avais pu imaginer. Il n’y a personne dans les rues et les taxis glissent sur la chaussée glacée.
Nous reprenons. La séquence du souvenir dans les oliviers. Antoinette parle des terrains confisqués, de la spoliation de ses 860 oliviers ; de l’autre côté du mur.
C’est drôle, mais cette séquence m’est très familière, peut être une réminiscence de mes propres souvenirs en Provence.
Elles me décrivent l’ambiance de la cueillette et je propose un début de plan : plan d’ensemble d’un olivier, rires et cris qui s’approchent. Une famille entre dans le champ par le bas du cadre, installation de l’échelle, des nappes, les enfants jouent, les femmes posent leurs paniers. Notre héroïne grimpe à l’échelle tenue par un homme.
Cette image se superpose à un souvenir personnel. Ce n’est pas sur un olivier mais sur un figuier que mon grand père maternel m’autorisait à grimper. Je me souviens du sentiment de fierté, perchée tout en haut de l’échelle, des feuilles rêches qui me chatouillaient le visage, des fruits gonflés de soleil, du lait poisseux qui collait aux doigts quand je les détachais et surtout du goût inoubliable des figues chaudes et sucrées, voluptueuses. Il fait tout à coup très chaud dans la pièce.
Ensemble, nous mettons la séquence en forme, elles en arabe sur leur bloc-notes, moi sur l’ordinateur. Antoinette dit que ce que nous avons écrit correspond exactement à ses souvenirs quand il n’y avait pas encore le mur.
Nous arrêtons là.
Je pars avec Antoinette dans sa belle voiture blanche.
Antoinette, c’est toute une histoire cette femme-là, une histoire de 72 ans. Nous communiquons en français et quand les mots nous manquent, en anglais ou en espagnol. Sur le chemin, vers le camp d’Aïda, elle se raconte. Née en 1935 dans une famille d’agriculteurs de Bethléem, la petite Antoinette fait toutes ses études dans des institutions catholiques où elle va apprendre le français, l’anglais et l’espagnol ainsi que le piano. Elle devient institutrice à l’âge de 20ans et travaille pour soutenir financièrement sa famille. Surtout ses trois frères qui feront tous de longues études. Elle enseigne d’abord dans des établissements privés et catholiques puis à l’école publique du camp d’Aïda dans lequel elle va rester 20 ans. Elle se marie à 39 ans, lorsque ses frères sont installés. Elle devient veuve 3 ans plus tard et reste avec les deux sœurs de son mari à charge. Elle en prendra soin jusqu’à leur mort à l’âge de 82 et 96 ans ! Avec l’aide de son frère, elle construit sa maison pour assurer sa retraite. Elle s’arrête de travailler à 65 ans et se retrouve sans ressource. Elle loue le rez-de-chaussée de sa maison à des Polonais pour 500 $ dollars mensuels qui sont amplement suffisants pour vivre. Elle complète ses revenus en donnant des cours privés de piano, de français et d’anglais. En 2002, lorsque le mur est construit à 10 mètres de sa maison, son locataire s’en va ( trop de trajet pour aller travailler, puisqu’il faut passer le check point !) Sa famille perd 800 oliviers avec la construction du mur. Aujourd’hui, ce sont ses neveux et nièces qui font vivre toute la famille et Antoinette consacre tout son temps à des activités bénévoles. Elle joue de l’orgue à l’église, elle organise des sorties pour la paroisse, elle est membre actif de plusieurs associations qui s’occupent des personnes âgées, des handicapés etc. … Elle est très proche de tous les membres de sa famille et dispense conseils et cours particuliers à ses petits-neveux et nièces.
La visite dans sa famille est très traditionnelle : on me présente, on me montre toutes les photos de famille accrochées sur les murs, avec explications détaillées ; on me fait manger puis nous visitons. Trois familles vivent ici, le père et la mère et les deux fils tous les deux mariés et père de famille. Je reviendrais plus tard sur les détails de cette visite qui s’est terminée par une grande conversation entre Antoinette, sa nièce (enceinte et déjà mère de 3 enfants dont des jumeaux) et moi au sujet de la foi et de Dieu. La jeune femme m’a même chanté un chant religieux orthodoxe d’une voix magnifique. Je repars avec Antoinette et elle me fait visiter les abords du camp et surtout le Mur. Je le prends en pleine figure. Il est haut de 8 mètres et suit un tracé surréaliste, se doublant lui même parfois, serpentant sur un talus qui le rend encore plus haut. Parfois construit à deux mètres des maisons, parfois coupant tout net une rue séparant les maisons des jardins, les boutiques de leurs propriétaires. Une horreur. La vie a disparu, les gens sont partis, les commerces fermés, les locataires enfuient laissant les bailleurs modestes sans revenus. Une horreur, ça pue la mort et le désespoir, l’injustice, l’impuissance. Le peuple palestinien est très patient… J’imagine les travaux de construction… Tout près du mur, une école. Sentiment d’enfermement, d’étouffement. La vue bouchée, gâchée. Perdu l’horizon des oliviers. Perdue la liberté. Enclavés, isolés, humiliés, priés de déguerpir. Priés de ne plus exister. Un mot me vient : nettoyage ethnique.
Je rentre fourbue, triste, révoltée.
16 mars
Jour de repos. Je rejoins Séverine et son ami Benjamin pour une visite à Jérusalem. Je découvre le Saint Sépulcre. Je n’ai aucune émotion. Toutes ces simagrées religieuses me fatiguent. L’architecture enchevêtrée de la vieille ville me rappelle Le Caire, Damas, Istanbul. J’attends mes nouveaux amis dans le café de la mission autrichienne. Bel endroit d’où j’essaye de me plonger dans l’histoire de Jérusalem. Le téléphone sonne deux fois : Camille et Nadine. Je crois que Camille va être rassurée sur la cohérence de nos deux films. Nous courrons sous la pluie qui tombe à torrents et rentrons à Bethléem en taxi.
17 mars
Elles sont toutes là, presque à l’heure !
Ferouz distribue le scénario traduit. Petits commentaires sur des détails. Je m’impatiente un peu : il faut avancer, il faut finir aujourd’hui. Harlam manque à l’appel, elle m’avait prévenue. Elle arrivera vers midi. Nous refaisons des groupes pour écrire les séquences 6 et 8, je m’occupe de rédiger la 7 sur laquelle nous sommes d’accord et qui est muette. Mais avant, la pause. Ibtisam va se fiancer la semaine prochaine !! Elle a choisi entre deux propositions et dit qu’elle est amoureuse depuis 7 ans. Elle craint des représailles de la part du garçon évincé. Nous parlons des rôles, Leila et Ibtesam sont intéressées. Je soulève leurs robes pour découvrir des talons aiguilles. Attention les filles, le personnage court, escalade… Nous en reparlerons à la fin de la séance. Fahima vient vers moi, elle est très chaleureuse, me caresse la joue « nice to meet you », je réponds la main sur le cœur « me to ». C’est dur de ne pas pouvoir en dire plus sans intermédiaire. Antoinette a remarqué dans mon sac le chapelet qu’elle m’a offert, il y a deux jours pour me « protéger », elle est contente. Elle met une cassette VHS avec un clip d’une chanson écrite par sa nièce qui l’interprète avec un joli garçon joufflu genre gendre idéale. Je n’aime pas trop, tout est mièvre et le clip réalisé par je ne sais pas qui l’est encore plus. J’essaye d’être diplomate…
Samira me propose de venir chez elle en repérage l’après-midi même. Une jeune femme joliment voilée arrive, c’est une journaliste. Elle souhaite interviewer une femme. Jamalate se dévoue, elles vont dans une autre pièce. Une autre jeune femme est introduite par Séverine. Anne est française, photographe et volontaire. Elle travaille dans le camp d’Aïda, dans un centre culturel. Elle demande à rester et à prendre des photos. Manal, la petite souris de noir vêtue, me prépare le meilleur thé du monde. Elle est très présente aujourd’hui et pourtant le ménage est fait. Elle est émouvante, toute fragile, si volontaire et si peu sûre d’elle-même. Elle veut apprendre.
Nous reprenons, en groupe. Je ne m’occupe pas d’elles, j’essaye de faire le plan de travail, de comptabiliser les accessoires. Je suis tout le temps dérangée, surtout par Antoinette !
Elles terminent et lisent leur séquence. Celle du groupe de Samira est très confuse, je m’y perds. Les femmes sont dedans, puis dehors… Tout cela me semble incohérent, je leur demande de choisir puis de me décrire cette séquence entre cuisinières car elles ne font plus du pain mais des beignets d’épinards et d’oignons. Heureusement, en partant de chez Antoinette, j’ai observé une scène similaire qui me sert maintenant de référence et puis, moi aussi, j’aime cuisiner !!!
Après 20 minutes de palabres, je leur demande de me laisser 5 minutes pour rédiger. Difficile de me concentrer quand elles me parlent encore, surtout Antoinette. Je dis que mes oreilles sont fermées et qu’elles m’excusent de ne pas leur répondre. J’écris, je lis, elles sont d’accord. Anne la photographe, photographie. La séquence suivante est plus facile. Je vois les images. Leila donne une bonne idée pour la remise de la broche par la grand-mère. Elle voit l’image et la décrit, c’est parlant, c’est visuel, c’est joli. J’écris avec elles. Nous finissons. Bravo !!!! Nous nous félicitons !!! Je propose de faire le dépouillement, mais elles ne sont plus concentrées et ont mille questions à poser sur le tournage. Où quand comment ? Jamalate raconte rapidement ce qu ‘elle a dit a la journaliste ; elle parle comme une bonne élève. Je souris, c’est elle qui avait annoncé ses notes du BAC le premier jour, lors de sa présentation. Une vraie première de la classe.
18 mars
Journée libre ! Je me lève à 8h. Quelques boutons sur mon visage m’alertent : je dois mieux m’alimenter ! Graisse et sucre sont la base de l’alimentation ici, je décide d’aller acheter des fruits, mais trop tard, Taha, l’homme de ménage m’apporte une assiette d’oranges, bananes et pommes. Formidable cet homme, il lit dans mes pensées !
Anne m’attend dans le hall pour aller faire quelques repérages autour du mur. Nous partons. En fait, le camp d’Aïda est tout à côté, Antoinette avait fait un grand tour et je suis surprise d’arriver très vite près du mur et de la grande porte en fer qui clôt la tombe de Rachel que les Israéliens se sont appropriée. Elle me raconte le drame de son ami Kalid qui avait un restaurant tout près de la tombe et qui maintenant, malgré son laisser passer est interdit d’accès. Au bout d’une année, comme il ne peut pas venir dans sa propriété, elle sera considérée comme abandonnée donc vide et détruite. Encore une situation kafkaïenne… En passant devant la tour de contrôle, un soldat nous fait signe de la main derrière sa meurtrière blindée. La tour est maculée de jets de peinture et noircie de suie. Anne m’explique que chaque vendredi, des manifestants viennent protester et lancer des pierres contre le mur de béton qui ne sent rien, quelques fois, les soldats tirent des gaz lacrymogènes ou encore des balles en plastique. Quelques fois, il y a des arrestations...
Nous trouvons un point de vue possible pour filmer le premier plan général sur le camp.
Nous rejoignons en taxi Séverine et Benjamin et nous allons au terminal. J’allume la petite caméra et je film notre progression vers le check point, à l’intérieur et jusqu’à la sortie. Aujourd’hui, on nous fait attendre, nous passons un par un, je filme. Nous sommes tendus. Un soldat me demande d’éteindre la caméra, je le fais puis je la rallume quelques mètres plus loin. Je filme le passage d’un palestinien, lorsqu’il remet ses chaussures puis, plus loin, un autre contrôle ou un palestinien qui parle hébreu se fait refouler par une soldate hystérique. Au-dessus de nous, un soldat armé jusqu’aux dents surveille. La soldate dans sa cabine s’énerve et se lève, elle parle ou plutôt elle crie jusqu’ à ce que l’homme s’en aille. Il essayera de passer par une autre entrée, perdra une heure et payera une nouvelle course en taxi. J’ai tout filmé, à moitié cachée par les corps de Séverine et d’Anne. Nous sortons. Les jeunes me disent que j’ai un scoop !
Nous arrivons à Jérusalem. Le mur des lamentations, accessible après contrôle des sacs et passage au détecteur. C’est une grande esplanade, quelques marches et le mur du temple de Salomon. Un côté pour les hommes et un autre, bien plus étroit pour les femmes. Je suis mal à l’aise au milieu de tous ces religieux. Mes amis aussi. Nous empruntons la passerelle qui mène à l’esplanade des mosquées après un nouveau contrôle. Quatre juifs religieux avec tout l’attirail se font refouler mais nous les retrouverons à l’intérieur. Pourquoi ? Anne me dit qu’ici, c’est le règne de l’arbitraire... De part et d’autre de la passerelle, des fouilles : les Israéliens recherchent des traces du temple de Salomon pour prouver qu’ils étaient là avant et annexer ce périmètre. Une nouvelle polémique se met en route. Séverine me dit que pour l’instant ils trouvent des traces d’une mosquée…
L’esplanade des mosquées et le Dôme du Rocher. Magnifique. C’est immense, verdoyant, des garçons jouent au foot ? Peu de monde, seuls quelques groupes avec guide. Nous faisons le tour chacun de notre côté. Je me sens bien, apaisée. Toutes les photos que j’avais vues avant et qui me paraissaient effrayantes (la religion, la masse des gens, le fanatisme) sont effacées par l’atmosphère paisible et recueillie du lieu. Je me rappelle un enfant interviewé dans un film qui disait se sentir proche de Dieu ici. Je commence à comprendre. On se sent proche de nous-même ici, tranquille…
Nous sortons, il est l’heure. Anne nous quitte et nous allons faire quelques achats avec Séverine et Benjamin (accessoires pour le film). Je rejoins Anne à la porte de Damas et nous partons en taxi à Aboutis. Elle connaît un endroit possible pour tourner la séquence auprès du mur. Nous arrivons et tout à changer depuis la semaine dernière, un check point est construit. Nous marchons vers un terrain un peu au-dessus, il y a une église et des oliviers, c’est très joli. Au détour du chemin, nous remarquons des ruines et des fils barbelés… Trois soldats dont une jeune fille discutent avec un religieux en soutane. Anne agresse un peu en demandant la raison des ruines. La soldate est la plus virulente, elle nous dit que là c’est Israël et là la Palestine, le religieux la reprend, non là, c’est le Vatican. Une discussion s’engage. Les soldats nous disent qu’ils surveillent les terroristes. L’un d’eux porte un uniforme différent, il est chargé de la surveillance des travaux. Anne demande aux soldats s’ils ont peur des pierres, ils montrent leur fusil. J’essaye d’expliquer que tous les palestiniens ne sont pas des terroristes et qu’ils se font manipuler. Le soldat me demande ma nationalité, je lui réponds. Il me dit que c’est normal que je sois du côté des Palestiniens parce que tous les Français sont antisémites. Je lui montre mon carnet d’adresse sur les portables, les noms juifs qui y figurent et également les noms arabes. Il ne sait pas quoi répondre. En fait, je les occupe pour qu’Anne puisse aller photographier ce qu’elle veut. Elle revient, pour les amadouer, je lui demande de me photographier avec la soldate. Elle passe son bras autour de moi, je fais la gueule . la photo est prise. Quelques instants plus tard, je demanderai à Anne de l’effacer. J’ai honte. Nous rentrons dans la ville après parlementations avec le soldat. Nous marchons vers un terrain barré par des fils barbelés, deux jeunes palestiniens essayent de les franchir. Les soldats crient et arrivent vers nous. Les palestiniens déguerpissent, nous restons. Lorsque les soldats arrivent près de nous, ils se calment, mais ils ont dû prévenir les autres car en sortant, le passage est occupé par deux autres soldats dont la soldate, elle nous engueule et nous dit que nous prenons des risques, c’est dangereux ici, elle nous aura prévenu. Paranoïa totale. Je fais confiance à Anne et nous poursuivons. Nous arrivons bientôt dans la rue principale qui est arrêtée net par le mur. C’est une ville presque déserte, triste, le ciel gris n’arrange rein. Nous buvons un thé et repartons en taxi à travers les montagnes. Un détour de 20 kilomètres pour regagner Bethléem qui est à 5km…

19 mars
Elles sont toutes là, à l’heure. J’ai préparé un plan de travail, la liste des accessoires, costumes et lieux. Nous mettons beaucoup de temps car c’est fastidieux, avec les horaires les séquences et tout et tout. Ferouz écrit sur une grande feuille au mur. J’explique que rien n’est définitif. Tout dépend de notre rapidité et de la météo. Entre toutes, nous trouvons les accessoires, Antoinette est notre principale source et ressource. Samira propose sa maison, c’est d’accord pour moi, je l’ai visité, l y a deux jours avec Anne et tout est adéquat. Encore beaucoup de temps pour les costumes et la bouffe…
Nous faisons les essais. Leila et Ibtisam sont « concurrentes », Harlam répète que ce n’est pas une compétition, c’est pour le bien du film. Je les prends à part pendant que les autre font la pause, j’explique ce que j’attends d’elles. Je mets la pression…
Nous commençons dans une atmosphère très concentrée. Ibtisam commence à jouer la séquence 2. Elle est devant le bureau et doit feuilleter sa thèse, mettre sa broche, se regarder dans un miroir et sortir. Elle joue, très concentrée. Pas très expressive mais pleine de bonne volonté. Je suis étonnée, malgré son visage assez rond et quelques traces d’acné, elle passe très bien à l’image qui l’embellit. Depuis le début, j’avais imaginé Leila dans le rôle, son naturel, son joli visage et son beau sourire m’inspiraient. Je commence à douter…C’est le tour de Leila. Elle refait les mêmes gestes, elle est moins concentrée et la caméra l’impressionne. Nous sortons toutes dehors pour les filmer lorsqu’elles courent. Cette fois c’est Leila qui commence. Elle avance, je recule en travelling arrière. Elle a du mal à se concentrer, je ne la sens pas. Ibtisam court à son tour. Pas très gracieuse mais toute à ce qu’elle fait. Je doute encore plus. Nous remontons pour voir les essais sur l’ordinateur. Deux fois dans le silence. Je demande l’avis de toutes et je propose de procéder par vote, elles sont contre, elles préfèrent la discussion. Antoinette me fait remarquer que ce n’est pas joli de voter pour une d’entre elles. J’acquiesce. La discussion qui suit est animée. Seule Manal est catégorique, son choix va vers Ibtisam. Harlam analyse la situation : Leila est plus expressive, mais elle a peur de la caméra, il faut qu’elle travaille. Ibtisam est moins expressive (est-ce pour dire qu’elle est moins jolie ?) mais plus concentrée et plus à l’aise, elle oublie la caméra. Fahima aime les deux et ne sait pas choisir. Jamalate ne veut pas se prononcer car Ibtisam elle est trop partiale, elle dit seulement que sa sœur tient beaucoup à jouer et qu’elle s’est entraînée tout le vendredi. Samira préfère Ibtisam car elle pense qu’il y a beaucoup de travail avec Leila. Sweir arrive, nous lui montrons les essais, elle pense qu’il faut en faire d’autres. Je ne suis pas e son avis quand elle dit qu’Ibtisam n’est pas naturelle par contre, elle pense comme moi que Leila est trop éparpillée.
Nous refaisons des essais. Cette fois, je leur demande d’improviser la scène où la mère et la grand-mère essaye de dissuader Amal d’aller à Jérusalem. Je filme maladroitement car elles ne veulent pas bouger de leurs places. Le résultat confirme ce que je présentais : Ibtisam est plus convaincante, plus intérieure et Leila s’amuse. Elle n’arrive pas à se concentrer. Je le lui fais remarquer, elle répond qu’elle sera sérieuse quand il le faudra, je réplique que pour moi, ce que nous venions de faire était sérieux. Ferouz traduit, Leila baisse la tête, j’ai peur de l’avoir blessée.
Nouveau tour de table après avoir visionner ces nouveaux essais. C’est toujours l’indécision, mais, je sens que Ibtisam a davantage convaincu. Elles parlent toutes en même temps. Ferouz a du mal à traduire. Je hausse le ton et demande le silence. Mon autorité est relative, je n’arrive pas vraiment à me fâcher : je les fais rire. Elles finissent par se taire. Je demande aux deux jeunes filles de dire ce qu’elles ressentent. Je redis qu’il faut qu’elles soient sûres d’elles, que jouer est un travail difficile, qu’il faut recommencer plusieurs fois et être très précises. Si elles sont choisies, qu’il faut qu’elles s’engagent. Leila ne veut pas parler la première, c’est donc Ibtisam qui commence. Elle est très brève et son discours me surprend : « je n’ai malheureusement pas eu l’occasion d’aller à l’université. Jouer le rôle d’une étudiante me plaît beaucoup, c’est comme si je l’étais un peu, même si ce n’est que du cinéma, J’ai toujours rêvé depuis que je suis petite de faire l’actrice. » Silence (rare). Leila se prononce. Elle renonce au rôle car elle pense que si quelqu’un a envie très fort de faire quelque chose, il faut lui donner sa chance. Elle a envie de manipuler la caméra plus que de jouer, elle se retire du casting.
Tout le monde a l’air de trouver ces arguments valables. Antoinette dit qu’elle est contente pour Ibtisam qui va réaliser son rêve. Le rôle est distribué.
Je fais un tour de table et rappelle à chacune son horaire et ce qu’elle doit apporter. Nous nous donnons rendez-vous le lendemain à 9h. Séverine et moi viendrons à 8 h chez Samira pour préparer le décor de la chambre. Samira part avec du matériel.
Je suis contente du casting car même si j’avais davantage envie de filmer Leila, sa prestation m’a déçue et au regard du peu de temps que nous avons pour tourner, j’ai peur d’avoir du mal à la canaliser. En fait, malgré son aspect de belle jeune fille, elle est encore très enfant. Ibtisam est plus déterminée. J’angoisse quand même pour la séquence de la fin qui va être assez physique. Elle porte toujours des talons hauts et je l’imagine mal escaladant les blocs de bétons. Inch Allah !!!
L’après-midi, vers quatre heures, nous partons avec Séverine, Harlam Moan son mari dans la voiture de Sweir faire des repérages dans un village à une quinzaine de kilomètres au sud de Bethléem. Le paysage est tout en vallons. Nous montons et descendons sans arrêt. Les points de vue sont superbes. Comme il a beaucoup plu ces derniers jours, tout est vert et même fleuri. C’est beau. On loin, on aperçoit le désert. Un soleil pâlichon éclaire les rochers blancs. Qu’il est beau ce pays écartelé ! Les maisons sont éparpillées sur les hauteurs. Beaucoup sont en construction, d’autre en destruction… Harlam explique que dans son village, une quarantaine de maisons ont été brûlées ou abandonnées à cause d’un meurtre qui a divisé les familles. Séverine pense aux crimes d’honneur. Hélas, il ne s’agit pas de cela mais d’une histoire de chèvre qui broutait chez le voisin. Le voisin énervé lui a tiré un coup de fusil et c’est fait à son tour tué et de vengeance en vengeance, le village s’est enflammé. La décision de justice interdit maintenant à tous les belliqueux (une quarantaine de familles) de revenir dans leur village. Où sont-ils maintenant ? Chez de la famille ou dans les camps… Nous arrivons à la maison d’Harlam qui est bien avancée mais quand même loin d’être terminée. Le but de chaque palestinien est de construire sa maison puis celle de ses enfants (surtout pour les fils), parfois c’est juste un étage qui est rajouté, pour que la famille reste soudée, ensemble, pour toujours. Tout leur argent passe dans la construction. On voit de vrais palais, avec escaliers en marbre et cuisine super aménagée. Parfois, la construction dure 10 ans, 15 ans, parfois toute une vie. En fonction des revenus, du temps, de l’énergie consacrée. Celle d’Harlam est magnifiquement bien placée, elle domine plusieurs collines, au loin on peut voir Jérusalem et le désert de Judée. Sur son terrain en pente des jeunes oliviers descendent jusqu’à la route, sur la colline d’en face, une colonie d’une cinquantaine de maisons aux toits rouges. Bientôt, il y aura une belle route pour y accéder et un mur pour la protéger, un autre…
Nous reprenons la route pour visiter une autre maison, celle du frère de Moan. Petits chemins qui montent et qui descendent, champs de vieux oliviers . nous approchons d’une drôle de colline qui ressemble à un volcan : Hérodion. Harlam nous dit que dans ce cratère, il y a les ruines du palais d’Hérode. En effet, un site archéologique avec une enfilade de colonnes est dégagé au pied de la colline. C’est beau, ces lignes pures dans ce paysage accidenté.
Je sais tout de suite en arrivant que ce n’est pas la maison que je recherche : trop riche et trop encaissée. Mais on nous accueille. Nous nous retrouvons dans la cuisine richement aménagée en marbre et bois. Tout est fait sur mesure, la décoration kitch à souhait. On nous fait asseoir sur des peaux de chèvre. La mienne est blanche immaculée et très douce, je la caresse. Nos amis discutent en arabe et nous buvons le thé. Au moment de partir, la maîtresse de maison m’offre une peau de chèvre. Je l’embrasse, la remercie et lui dit que je penserai à elle de France. Généreux, hospitaliers et doux, les palestiniens ouvrent leur bras sans arrière-pensée. Je les aime.
C’est dans la maison des beaux-parents d’Harlam que nous allons tourner. J’ai le coup de foudre tout de suite. Tout près d’une autre maison, elle accueille le passant par une simple terrasse de plain-pied. Derrière, il y a les chèvres et devant un champ d’oliviers. Ses beaux-parents sont là, paisiblement assis. Lui avec le kéfié et le serre-tête noir, les yeux d’un bleu perçant, il égrène sans arrêt un chapelet musulman entre ses doigts. Elle, en robe longue, sans âge, le visage buriné. Nous les saluons et partons faire un tour. À notre retour, nous allons goûter chez la belle sœur d’Harlam qui est une vraie paysanne toutes sortes de choses plus ou moins à notre goût…
En partant, un des beaux-frères médecin nous prête un livre de médecine pour nos accessoires.
20 mars
Samira nous reçoit en jogging et sans foulard, j’ai du mal à la reconnaître. Quand je pense qu’il y a dix ans, la grande majorité des femmes n’était pas voilée. C’est dingue, même pour sortir sur le balcon, elle met le foulard ! Elle a astiqué la maison. Cet appartement est immense, les chambres petites, mais les pièces communes ont des beaux volumes. L’ameublement très pauvre, délabré, les murs salis et la moquette dans un piètre état. Je comprends que Samira qui parle un peu l’anglais à décider de faire la cuisine. Je veux qu’elle y renonce, nous avons prévu un repas que Mohamed doit aller chercher. Je n’arrive pas à la convaincre, elle repart à ses fourneaux.
Nous bougeons les lits : c’est lourd, on ne peut pas les faire glisser sur la moquette qui plisse car elle n’est pas collée. Tant bien que mal, nous arrivons à décorer la pièce avec les divers éléments que nous avons apportés. La photo d’Arafat avec Sadam Hussein est recouverte. Antoinette arrive. Elle nous montre les robes et les broches. Je choisis avec Séverine une petite broche en forme de feuille d’olivier. Antoinette me l’offre pour que je ne l’oublie pas. Elle dit que je suis son amie. J’en suis bien heureuse ! Tout est installé, il est 9 heures. Les filles ne sont pas là. Samira nous a préparé un petit-déjeuner traditionnel ; houmous, fromage, huile, sirop de raisin et thé . Nous nous régalons. Les filles arrivent avec quarante minutes de retard, il y avait un problème, je ne comprends pas lequel. Je fais la gueule et les presse. Ibtisam s’habille, Sweir la maquille. Nous commençons. J’ai du mal avec l’anglais de Sweir ; heureusement Séverine est là et Ferouz est aussi venue pour nous aider, bénévolement. Je la remercie. J’aime ces femmes même si elles sont en retard ! J’explique le premier plan à Sweir et elle essaye le pied. C’est vrai que c’est un pied photo pas très stable pour une caméra et il n’y a pas de niveau. Elle n’en veut pas. On décide de tout tourner à l’épaule. Ce pied, il m’énerve ! Je vais en faire cadeau à Anne qui en aura meilleur usage. Je sens très vite que Sweir est une vraie professionnelle, je suis rassurée et je sens que nous allons faire équipe. Les postes techniques sont pourvus. Manal au clap, Fahima à la réalisation (qui consistera à dire moteur, annonce, action et « coubé »), Leila au son, Jamalate à la caméra avec Sweir. Le premier plan est un panoramique qui décrit la chambre et va jusqu’à la fenêtre où Amal ouvre les rideaux et regarde le mur. Elle ne comprend pas pourquoi on ne montre pas son visage. J’avais pourtant expliqué qu’il y allait avoir plusieurs plans ! Je recommence, aidée par Sweir. Samira ne décolle pas de la cuisine. Il faut de la patience, beaucoup de patience car même après plusieurs prises, Amal ne comprend pas que ce n’est pas le clap le sujet du film (elle reste deux plombes avec le clap devant la caméra) et Fahima dit « coubé » alors que le plan n’est pas terminé. Je la garde près de moi et toute la matinée ou presque, je lui soufflerais ce qu’elle a à dire. Ibtisam s’est tire plutôt bien et Sweir propose de beaux cadres et prend bien en charge Jamalate. J’ai parfois envie de rire quand Manal est plantée avec le clap ou quand Fahima se trompe. Leila fait taire tout le monde et gronde celles qui font du bruit. Merci Leila ! Je passe la petite caméra à Jamalate qui a envie de filmer toute seule. Elle fera le « making of ».
Finalement, nous tournons toute la séquence (7 plans) en trois heurs et demi. C’est parfait. Le plan de travail est respecté. Le tournage des derniers plans est rapide car la moitié des femmes est partie à la cuisine. Sweir me dit : It’s all what I hate ! Les femmes qui choisissent la cuisine plutôt que le tournage. Chassez le naturel, il revient au galop !!! Pause avant le repas. Discussion sur la bouffe et le poids des femmes. Elles sont toutes plus ou moins rondes…
Samira, aidée par Leila et Fahima puis Antoinette ont préparé des sortes de pizzas à la viande. Elles travaillent par terre et cuisent dans un four qui empeste le gaz. Je préconise d’arrêter la cuisson car nous allons tourner dans cette cuisine la prochaine séquence. Je suis sur le balcon avec Sweir. Nous avons les yeux qui pleurent. Sweir rentre manger. Je n’ai pas faim. Je regarde ce mur, si laid, si proche, si grand. Tour à tour Leila et Manal viennent me chercher. Je termine ma cigarette et les rejoins. Je mets en pratique ma super technique pour ne pas être gavée et restée polie : faire durer le plus possible la première pizza que je mange par petites bouchées économes !
Le repas terminé, les femmes débarrassent et mettent en place le décor.
La séquence de la cuisine est bavarde, je décide de la tourner en plan séquence en changeant d’axe à chaque fois. Après-midi longue. Problème de texte, de concentration pour Harlam qui joue un personnage à l’opposé d’elle. Sweir tourne les premières prises puis elle doit aller chercher sa fille. Je la remplace. Elle revient et finit.
Finalement nous finissons dans les temps et il était temps car je les sens fatiguées. Antoinette est parfaite, prête à recommencer. Elle prose sans arrêt des changements de texte, elle veut que tout soit parfait !!!
Plusieurs fois au cours de la journée, le problème du plan de travail a été abordé, j’ai mis fin aux discussions qui étaient sinon sans fin… C’est là que je peux mesurer la différence de culture entre nous et finalement il n’y a que Harlam qui fonctionne comme une occidentale par rapport au travail. Voici le problème : Sweir a vu sur Internet que dimanche, de la pluie était prévu (ma consultation de ce soir modère cette prévision) or, il est prévu que nous tournions en extérieur et à la campagne. Il nous faut une petite fille pour ces séquences (Manal fillette). Elle propose de changer les dates et c’est là que rien ne va plus. Vendredi : ce n’est possible, les maris sont à la maison et l’on ne les laisse pas tout seul ce jour-là ! Dommage car les élèves n’ont pas classe. De plus, Antoinette a organisé une excursion à Jéricho. Samedi, les enfants ont classe et il est inimaginable y compris pour la fille de Sweir de ne pas se rendre à l’école. Demain, c’est trop tôt et par ailleurs c’est moi qui suis prise l’après-midi à Jérusalem pour une projection. Jeudi, c’est pareil, mon film passe à 15h à Bethléem pour les enseignants en français. Donc s’il pleut dimanche nous sommes coincées. Heureusement, j’ai une réserve le samedi 30 mars. Antoinette nous rassure, le Bon Dieu m’aime et il va faire quelque chose pour moi, pour nous…
Je propose d’attendre jeudi et plus de précisions sur la météo.
Le soir, j’invite Anne à dîner dans un confortable restaurant qui propose un fameux bifteck de saumon. Anne…
21 mars
Je me réveille à 6h. Enfin, il fait beau ! Le soleil transforme le paysage. Je vois au loin, derrière les blocaus de la colonie, les premières dunes du désert.
Nous arrivons les premières avec Séverine. Les femmes viennent avec seulement une demi-heure de retard. Un problème avec le fils de Sweir qui s’est fait refouler de l’école à cause de ses cheveux trop longs…
J’ai changé toute la scène qui me paraissait trop installée pour être un souvenir. Il manque Leila et le diplôme qu’elle devait apporter. Heureusement que dans le camp, les gens arrivent même à « traire les fourmis » (ils sont débrouillards) et Samira trouve ce qu’il nous faut chez des voisins. Harlam et Sweir discutent sur le balcon d’un nouveau cas social qu’Harlam doit résoudre. Elle a l’air soucieuse. Je lui dis que ce n’est pas le moment, qu’elle doit déposer ses problèmes et être disponible. C’est le temps du jeu pas du souci. Je lui montre un endroit, par terre, où déposer ses valises de soucis,. Je lui dis qu’il sera toujours temps de les reprendre, à la fin du tournage, elle rit. Je l’entraîne à l’intérieur et j’active tout le monde. Anne vient faire des photos. J’aime bien sa présence discrète et amicale. Séverine a bien compris son rôle de scripte, elle s’investit très sérieusement. En arrivant, je lui ai montré un pré montage de la première séquence, elle a mis en relation tournage et montage. Elle apprend vite. Nous commençons à tourner en intérieur. Les postes sont pourvus, les femmes tout à leurs rôles et en quatre prises nous mettons le plan en boîte. Je ne sais pas si c’est le soleil, mais nous sommes très joyeuses.
Nous faisons une pause et allons ensuite tourner en extérieur. Harlam et Antoinette doivent pousser des youyous du balcon alors que Ibtisam arrive en courrant et en brandissant son diplôme. Nous nous amusons beaucoup car je n’arrive pas à faire concentrer leurs regards. Le travelling arrière d’Ibtisam qui court est magistralement filmé par Sweir que j’assiste pour qu’elle ne se casse pas la figure. Elle est très pro et très perfectionniste. Leila passe nous voir, je n’ai pas le temps de lui parler, de lui dire que je ne suis pas contente. Elle aurait dû prévenir. Fahima l’a bien fait…
Nous finissons la séquence 7 et j’arrive même à tourner des plans non prévus pour la séquence 1.
Nous nous quittons vers midi et demi et j’en profite pour aller tourner le plan général du camp vu du mur. Sweir et Harlam nous laissent Séverine et moi à proximité. Je sens qu’elle ne sont pas rassurées et je leur dis que je préfère y aller seule. Elles nous souhaitent bonne chance et nous recommandent la prudence. Moi, je ne vois pas le danger. Séverine me dit que de toutes les façons nous risquons seulement une balle en plastique ou une bombe lacrymogène. Je ne comprends, pas, nous ne faisons rien de mal et nous sommes à l’intérieur du mur, en territoire palestinien. Pourquoi ils nous tireraient dessus ? Je trouve un coin du mur d’où l’on ne peut pas nous voir des tours de contrôle. Je filme pendant dix minutes sans problème. De retour à la voiture, nous sommes accueillies comme des héroïnes.
J’ai peur pour demain, nous tournons toute la matinée près du mur et elles vont être effrayées. Anne sera aussi avec nous. Pourvu que les soldats ne se manifestent pas !
J’ai rendez-vous à 14h devant l’hôtel continental avec Marjorie, une fille du consulat qui doit m’amener à Jérusalem où mon film est projeté pour les enseignants. Arrivées au CCF, on installe les chaises, on règle la projection et je sors lire le Monde dans le jardin. Personne ne viendra. Les organisatrices ont oublié qu’aujourd’hui c’est la fête des mères ; journée très importante ici… D’ailleurs toutes les jeunes filles que nous avons croisées en arrivant portaient un bouquet de fleurs. Marjorie me raccompagne. Nous faisons une escale au super marché. Je fais quelques courses, il y a de tout, rien à voir avec ma superette palestinienne dans laquelle je me casse la tête pour trouver de quoi manger convenablement ! Au retour, il y a des embouteillages, nous mettons plus d’une heure pour renter. J’ai perdu mon après-midi.

22 mars
J’écris du très chic salon du non moins chic de l’hôtel Ambassador de Jérusalem, tout près du centre culturel du consulat français où je dois me rendre dans un peu plus d’une heure à une soirée poésie dans un peu plus d’une heure.
Ce matin, elles sont toutes à l’heure chez Samira et l’ambiance et tendue. Elles ne bavardent pas comme d’habitude. Fahima n’est pas là ; elle est retenue par des travaux agricoles chez ses parents. Nous tournons un premier plan : la sortie de la maison puis nous allons près du mur, juste en face d’une école, à quelques dizaines de mètres de la maison de Samira dans le camp D’Aïda. Le mur, haut de 8 mètres est composé d’une suite de piliers en béton que les Israéliens posent les uns à côté des autres comme une construction en lego. Il est interrompu régulièrement par une tour de contrôle d’où les soldats peuvent surveiller les réfugiés et éventuellement leur tirer dessus où les arroser de gaz. Sue cette partie, des artistes ont peint des immenses pieds rouges qui grimpent presque jusqu’en haut. Nous tournons un plan dans lequel Amal marche au pas de course et s’éloigne dans le lointain. One shoot ! et c’est dans la boîte. La petite troupe se met en route vers un autre endroit situé au bout du camp où les habitations sont désertées, d’où la vie est partie… Anne est là, l’appareil photo en bandoulière avec Séverine. Jamalate a amené son petit garçon, un peu craintif qui ne la quitte pas. Je dis à Sweir et elle fait passer la consigne : si les soldats nous arrêtent, nous disons que nous faisons un film sur les mariages forcés. Sweir me dit qu’elles ont l’habitude de mentir aux soldats. Nous commençons à tourner. Les pals s’enchaînent, ce sont des panoramiques dans lesquels nous suivons la progression de Amal. Sans clap, nous tournons vite. One shoot à chaque fois. Les femmes se dissimulent derrière des porches pour rester au-delà de la vision des soldats. Sweir assure, elle propose des cadres. Elle est malade aujourd’hui et n’arrête pas de se moucher. Elle ne prend aucun médicament, elle est enceinte de deux mois et demi. Je ne comprends pas toujours son anglais et le stress me fait oublier le mien mais nous arrivons à nous comprendre. Je lui montre à la caméra les débuts et fin de plan. Nous arrivons près du passage. On entend un bruit de porte de fer. Panique : les soldats arrivent !! Fausse alerte. La porte reste close. Un peu plus tard c’est un bruit de jeep qui effraye la petite compagnie mais, les soldats ne nous voient pas. Nous continuons. Ibtisam est très concentré, nous ne faisons que deux prises pour les gros plans, mais la tension monte. Sweir me dit qu’il faut se dépêcher. Notre présence commence à durer… dernier plan. Ibtisam monte dur les blocs de béton sans problème. Dernière image en contre-plongée, elle se découpe dans le ciel bleu, courageuse et victorieuse. C’est magnifique !
Avant de quitter les lieux, Sweir enlève la cassette de la caméra, je la mets dans mon soutien gorge et la remplace par une cassette vierge. Nous faisons grand silence et j’enregistre des sons seuls. Je filme Harlam qui a trouvé par terre une sorte de lien en plastique que les soldats utilisent pour entraver les mains et les pieds des gens qu’ils arrêtent. Sweir lui menotte les poignets avec. Elle me racontera quelques instants plus tard que c’est à l’école qu’elle a été arrêtée et menottée. Elle avait 15 ans. Nous repartons, toutes ensemble, très fières de nous. Anne nous mitraille avec son appareil photo.
En bas de chez Samira, nous nous séparons et nous nous donnons rendez-vous dans deux jours pour partir à la campagne tourner les séquences bucoliques.
À l’hôtel, je lis un article dans le journal palestinien. Un fait divers relate une incursion israélienne dans une maison pour rechercher un homme. Ils commencent par détruire la maison pour en faire sortir les habitants. Quand les gens sortent, et, là il s’agissait de femmes et d’enfants, ils lâchent les chiens. La photo qui illustre l’article montre une femme en prise avec un molosse. Finalement l’homme recherché n’était pas dans la maison… Combien d’interventions destructrices par jour ? Combien sont-elles justifiées ? Les punitions collectives sont pourtant interdites par le droit international. Ils s’en fichent et bafouent tranquillement tous les droits humains. La colère m’étreint.
L’après-midi, je vais au Peace Center. En taxi, je passe devant un immeuble devant lequel de vieux troncs d’oliviers centenaires sont enchaînés les uns aux autres. Témoignage de l’œuvre des colons. Nous seulement ils mettent en œuvre un désastre humanitaire mais aussi, un désastre écologique.
Dans la grande salle du centre, une dizaine de personnes dont un Benjamin l’ami de Séverine qui est enseigne le français à des séminaires et Yann, un prof de math volontaire à la crèche (qui est une structure religieuse qui s’occupe de petits enfants entre un jour et six ans). Je montre mon film « Les Enfants de l’Image ». La salle est trop grande et le son parfois incompréhensible. Je ronge mon frein. Débat. Ce qui revient le plus dans la discussion est le fait qu’ils n’ont pas de moyens pour faire des projets. L’éducation à l’image leur semble très exotique. Je défends l’idée qu’il ne faut pas forcément de l’argent pour faire des projets. Un lecteur de dvd, une télé et des films suffisent. Une dame parle d’un guide touristique qu’elle a fait réaliser par des jeunes filles du camp d’Aïda sans que cela ne coûte un sou. Je trouve l’idée excellente. Parmi les profs, une vieille dame fort désagréable, elle a l’air excédée. Elle lève le doigt pour me dire qu’elle utilise le support DVD pour apprendre le français et qu’ici, les élèves n’ont pas le niveau pour faire de l’éducation à l’image et qu’ils ont trop de problème. Elle me chauffe les oreilles. Je lui rétorque qu’elle a peu d’estime pour ses élèves et qu’il suffit de donner des clés pour ouvrir les portes. Elle me fait penser à tous les enseignants qui geignent sur le niveau des élèves sans se poser une seule seconde la question de leur propre méthode, de leur pédagogie et du désir qu’ils ont d’enseigner. Ils masquent leur incompétence en dénonçant celle des autres.
Catherine, la jeune volontaire qui m’a invité demande si des profs sont intéressés par la mise en place de projets. Trois femmes répondent positivement dont une certaine Rima qui déborde d’enthousiasme. Je m’engage auprès d’elle à donner un coup de main dans la construction de projets et dans les progressions pédagogiques. En sortant, je prends un rendez-vous avec Yann afin de rencontrer Sœur Sophie, la directrice de la crèche. Elle a 86ans et tout ce que j’entends sur elle me fascine.
Sur le parvis du Peace Center, juste à côté de l’église de la nativité, je retrouve Séverine et tous les volontaires. En bavardant, je m’aperçois que c’est aujourd’hui à 19h que je dois me rendre à Jérusalem pour la soirée poésie. Justement, un taxi avec une plaque israélienne passe. Je le hèle. Après négociations, je monte ; il m’emmène.
Je n’ai pas encore compris comment les taxis évaluent le prix des courses ici. Les tarifs changent entre 5 et 20 shekels pour la même course. Si l’on est seul ou plusieurs, si c’est le jour ou la nuit… Celui-ci me demande 100 shekels pour aller à Jérusalem, je proteste et lui demande de mettre le compteur. Ce sera 80 shekels qu’il acceptera avec le sourire, comme si de rien n’était ! Il me donne sa carte et m’apprend qu’il s’appelle Jacob. C’est un Arabe palestinien, père de 5 enfants, il a une quarantaine d’années.
La soirée au consulat est bourrée de monde, il y a des gens debout. Des poètes se relaient. Je retiens un jeune homme qui lit ses propres poèmes de façon vivante et drôle. Dans un poème, il est question de cafards, proches amies et parentes de sa grand-mère… Un autre, intitulé « Phobie » me bouleverse. Son rythme est lancinant, un peu à la manière de Tagore. « Avant la fin du jour, je serai chassé de la ville car j’ai trop parlé aux nuages, j’ai caressé la terre et me suis disputé avec les étoiles…. » Quelque chose comme ça. Pendant le cocktail, il me donne sa carte et me promet de m’envoyer ses traductions par mails. Je rencontre tous les gens des CCF et Cédric, le photographe. Je passe une soirée sympathique qui se termine dans une boîte branchée. Nous la quittons vers 23h 30 et Gaétan me ramène à Bethléem, dans ma grande prison.
23 mars
Je pars avec Séverine à Jéricho dans un car remplit de femmes de l’église de Beth Jaila. Elles chantent des cantiques et prient. La sono très aigue me déchire les oreilles. Nous les laissons dans une école religieuse et partons visiter le monastère des 40 jours construit à flanc de falaise et les ruines du palais de Cham. Je reçois un coup de fil du Mali. C’est drôle. Le retour est aussi très pénible. Longue attente aux check point et musique ou cantiques à fond. Je n’en peux plus, j’ai mal au dos. Nous arrivons vers 20h. Je vais manger chez les volontaires avec Anne. Soirée sympathique.
24 mars
Je me réveille avec un lumbago. Je fais appeler un docteur qui arrive en moins d’un quart d’heure. Il me pique. Il me donne sa carte et je découvre son drôle de prénom : Degaulle. Je ris et lui demande le nom de ses frères et sœurs. Il m’apprend qu’ils sont 10 enfants, sa famille est chrétienne et un de ses frères a été baptisé Mussolini mais comme ses parents ont eu des problèmes avec la mairie, ils lui ont donné le délicieux prénom de Franco ! je lui demande s’il n’y a pas un Hitler dans la fratrie. Il rit à moitié, me demande 200 shekels pour la visite et me laisse une ampoule de « voltaréne » sans seringue au cas où j’aurais encore mal. Je mets toutes la matinée à me décoincer et c’est encore très douloureuse que je me rends à 14h à la pharmacie d’à côté. Le pharmacien n’est pas là et c’est une jeune fille qui tient la boutique. Elle ne parle pas anglais et n’a l’air de rien y connaître. Je mets un temps fou à me faire comprendre jusqu’au moment où entre un client que je fais mine de piquer. Elle comprend enfin et me donne une seringue. Je hèle un taxi et j’arrive pile à 15h au centre El Rowwad à Aïda. Anne m’attend, le téléphone à la main, elle allait m’appeler. Je me prépare à présenter et animer la projection du film de Chaplin « Les Temps Modernes ». Petit projet élaboré avec Anne quelques jours avant. Il faut réparer le micro (dont je n’ai d’ailleurs pas besoin, la salle n’étant pas très grande) et nous commençons avec une demi- heure de retard. Heureusement car si au début du film il y a une soixantaine d’enfants assis, une autre soixantaine arriveront par petits groupes tout au long de la séance. Je présente Chaplin succinctement, Samira me traduit en arabe. Je raconte la vie du petit Charles Spencer, pauvre et chargé de famille. J’en rajoute un peu. Ils m’écoutent. Ils applaudissent à la fin et Anne lance le film. La projection est parfaite. Je me transforme en ouvreuse, aidée par Anne et Samira pour faire asseoir les nombreux retardataires. Ils arrivent par petits groupes, les donnant la main. Il y a des tous petits aussi, porté par des jeunes enfants. Ils entrent, un peu intimidés et ne veulent pas se séparer. Le film défile sur l’écran-drap et… Ça marche ! Ils rient à tous les gags. Je passe plus de temps à les regarder qu’à regarder l’écran et je me prends à rêver. Ils sont comme tous les enfants du monde devant Charlot :le sourire étalé et les yeux brillants. Les enfants sont en majorité attentifs mais dérangés par les allées et venues, la porte en fer qui s’ouvre et se ferme, les petits s’endorment sur les grands. Au fond, des garçons partent avant la fin, mais la bonne majorité est scotchée et suit le film. Une trentaine d’enfants et de jeunes restent pour le débat. Le film leur a plu parce que c’est une comédie. Je leur demande si pour eux la fin est heureuse ou triste. Triste pour la majorité. Un adolescent me répond en anglais : triste et gaie car les personnages ont perdu leur travail, mais ils se sont trouvés et ils restent ensemble. Je leur demande leur moment préféré. Les filles aiment les séquences avec la Gamine, quand elle danse, quand elle trouve une maison, quand elle distribue les bananes, quand son père meurt. Les garçons relèvent plutôt les gags et les affrontements avec la police. Je commente leurs choix au fur et à mesure. Nous terminons avec un tour d’assemblée pour nous dire qu’elle image restera dans leur souvenir. J’annonce le prochain festival ciné junior. Nous nous quittons. Nous sommes contents, l’expérience a bien marché. Avec Anne et le directeur, nous évoquons l’idée d’un ciné-club. Je me suis déjà engagée auprès d’Anne à revenir avec des films en DVD sous-titrés en arabe et à lui faire une progression pédagogique. Je lui promets que dans un an, nous projetterons un film de Tarkovski !!
Elle m’accompagne à l’hôtel où nous rencontrons dans le hall Cédric et Aude sa rédactrice qui viennent d’arriver. Nous buvons une Taibeth, la bière locale puis nous allons chez les jeunes qui ont préparé un super repas. Soirée très agréable qui finit tard autour du narguilé. Anne nous montre ses photos, Aude en prend plein les mirettes et les oreilles. Nous rentrons à pied. J’ai toujours mal au dos.
25 mars
Il fait très beau alors que la pluie était annoncée. Je parie qu’Antoinette va dire que le Bon Dieu l’a écouté et qu’Il nous aime !!!
J’arrive à TAM avec Aude et Cédric qui vont passer la journée avec nous. Jamalate, Leila, Ibtisam arrivent en même temps que nous. Nous montons. Manal a préparé un sac avec des boissons et Aude a acheté hier soir un kilo de délicieux petits-fours. Sweir arrive avec ses deux ravissantes filles. La plus jeune est vraiment très jolie avec des grands cheveux bruns sauvages. Nous buvons un thé et nous inquiétons de l’absence d’Antoinette qui doit venir avec sa petite-nièce – Mariam - qui doit interpréter le personnage de Amal Jeune. Je la guète par le balcon. Elle arrive enfin dans sa belle voiture blanche. Nous descendons, les taxis sont là, et nous sommes prêts mais Antoinette est de fort mauvaise humeur. Je ne comprends pas pourquoi, elle ne veut pas prendre sa voiture. Je lui demande si c’est une histoire d’essence, je propose Cédric comme conducteur. Elle me répond en arabe. Je ne comprends rien, mais, je la vois très préoccupée et de mauvaise humeur. Maryam est apeurée, elle m’embrasse et retourne se cacher dans la voiture. Pour finir, Antoinette ira garer sa voiture et nous appelons un taxi qui passera la prendre. Je suis dans la voiture de Sweir avec Séverine et Cédric. J’ai l’impression que le trajet est plus court que la dernière fois. Avec la pluie, les collines ont verdi et les coquelicots font de petites tâches de couleur. C’est très beau.
Nous arrivons dans le champ d’oliviers. Les femmes vont se changer dans la maison en construction d’Harlam pendant que je repère un endroit pour tourner, à flanc de colline avec une belle vue. Je triche un peu pour ne pas avoir dans le champ la colonie sur le versant de la colline d’en face.
Quand les femmes reviennent, c’est un ravissement ! Elles arrivent en ordre dispersé et dans un état d’euphorie assorti à leurs robes traditionnelles dont les couleurs chatoyantes resplendissent au milieu du vert tendre des oliviers. Le rouge des broderies domine, les foulards sont assortis, elles sont belles, légères et elles babillent dans l’insouciance du moment. La robe d’Harlam est brodée de rouge et jaune sur toute la surface du tissu, elle porte des grandes boucles d’oreille, elle est magnifique ! je ne sais pas si les tenues sont appropriées à la cueillette des olives mais l’effet est spectaculaire. De loin on dirait une nuée de papillons. Le beau-père et la belle-mère ainsi que le beau-frère d’Harlam arrivent avec une échelle. L’équipe est au complet. Tout de suite, le vieil homme revêtu d’une djellaba brune, d’un cheich blanc avec le serre-tête noir entreprend de tailler un olivier. Il est très grand et très fort. Très vieux aussi et il se meut avec difficulté. J’apprends au passage que si sa femme l’accompagne c’est par prudence : il y a beaucoup de femmes dans cette équipe et l’on ne sait jamais !
Ce n’est pas tout, il faut tourner ! Je mets en place le premier plan avec des entrées, des sorties, des déplacements. C’est long. Je pense que tout le monde a compris et nous commençons à tourner. Il faudra neuf prises avant que j’obtienne le résultat escompté. Déplacements non prévus, commentaires hors champ, fou rire, attitudes mécaniques des actrices, il y a toujours quelque chose qui ne va pas ! Entre chaque prise, je galope vers les uns et les autres, j’explique et nous recommençons. Je ne sens plus mon dos ou plutôt, j’ignore qu’il me fait mal.
Nous tournons encore 3 plans, plus serrés. La lumière du matin est magnifique et le gros plan de Myriam m’enchante.
Cédric et Anne nous mitraillent, Aude dans son coin prend des notes…
Avant de partir, nous faisons une pause. Les femmes servent à boire et Antoinette qui a retrouvé sa bonne humeur m’explique que c’est rare de vivre de tels moments, dans la nature, sans souci…
Je ne sais plus qui propose de faire une photo de famille. En un instant, l’équipe est regroupée, je m’affale par terre à côté de Samira qui me prend la main. J’ai conscience que je n’oublierai jamais ce moment de paix et d’amitié. C’est certainement naïf ou idéaliste d’écrire cela, mais, je sais profondément que si je fais ce métier-là, c’est aussi pour vivre de tels moments de rapprochement avec les autres. Sentir le bonheur de toutes les énergies tendues et liées d’une poignée de gens que je ne connaissais pas la veille, dans le seul but futile de faire des images.
Nous revenons sur la route où Sweir embarque dans sa voiture une partie de l’équipe. En attendant qu’elle revienne pour charger les autres, Djamalate, armée de la petite caméra, entreprend de faire des interviews des participantes . Je ne m’en mêle pas, juste une petite proposition de recadrage.
Dans la maison des beaux-parents d’Harlam, tout le monde s’affaire à préparer les accessoires (de la pâte à pain et divers ingrédients).
Derrière la maison, une jeune femme prépare des galettes qu’elle fait cuire au feu de bois sur un drôle de plat rebondi. J’admire son adresse et Anne la prend en photo.
La mise en place du plan est longue. Je fais différentes propositions de cadre car je veux un mouvement de caméra. Sweir n’est pas d’accord. Nous nous décidons pour deux plans.
Le soleil cogne fort et je sens les quatre actrices fatiguées. Antoinette rouspète, elle a trop chaud et regarde la caméra à chaque prise. Harlam est dissipée, elle doit courir après Myriam à la fin du plan et me dit qu’elle risque le divorce car elle est connue dans le village et de la voir s’amuser ainsi, la décrédibiliser aux yeux de sa famille. Elle blague. Fahima disparaît entre chaque prise à la recherche d’un peu d’ombre. Seules Samira et Manal prennent leur rôle au sérieux. Myriam sort du cadre en fin de plan. Je lui fais des marques, mais cela ne suffit pas. Cédric, Aude et Séverine font un « check point humain » pour délimiter l’espace. Ça marche ! Je vois qu’elles n’en peuvent plus et je décide que la neuvième prise, loin d’être parfaite, sera la dernière.
Nous passons aux plans rapprochés de chacune. Je leur demande de faire abstraction de la caméra qui est très proche. Elles se re-concentrent et nous tournons plus d’une minute pour chacune. Je n’ai pourtant besoin que de quelques secondes. Ces plans sont réussis, je les regarde dans le viseur et je suis satisfaite.
Nous allons maintenant filmer la course de Myriam poursuivie par Harlam dans le champ d’oliviers, tout près. Je tiens Sweir par la taille et nous refaisons deux fois la prises car il y a beaucoup de monde dans le champ. Sweir me dit que ses filles craignent qu’elle ne perde le bébé. Je m’inquiète. Elle me rassure : elle a travaillé jusqu’à la veille de ses trois accouchements. Elle est solide. Bon…
Nous finissons et rentrons dans la maison où je m’affale sur les coussins posés sur des matelas au sol en guise de divans. Tout à coup ; des plats surgissent de je ne sais où, sur le tapis tissé par la maîtresse de maison d’origine bédouine. Du riz, des viandes, de délicieuses petites feuilles de vigne farcies, des courgettes et des grandes galettes toutes chaudes. Toutes les femmes sont là, assises et mangent. L’ambiance est gourmande. Cédric est le seul homme. Il a proposé quelques instants plus tôt de consoler Harlam si jamais elle divorçait. Sweir lui répond en plaisantant qu’il devrait se méfier : 22 maisons ont été brûlées dernièrement pour une dispute à cause d’une chèvre qui broutait chez le voisin. On ne rigole pas avec l’honneur ici ! Même pour celui d’une chèvre !
Nous finissons le repas et tout de suite après, les taxis arrivent et nous reconduisent à Bethléem.
Je fais une heure de sieste, mon dos est en bouillie. Le soir, nous allons Cédric, Aude, Anne et moi manger dans un restaurant qui sert des pavés de saumon aux légumes. C’ est sain, c’est bon.

26 mars
Jacob le taxi de Jérusalem m’attend à 7h devant l’hôtel. Il me conduit jusqu’au consulat où je dois retrouver Marjorie, une expatriée qui travaille à la coordination pour les formations de l’éduction nationale. Nous arrivons à Jérusalem avec une demi-heure d’avance. Il fait froid et Jacod me propose d’attendre dans la voiture. Nous grillons une Marlboro en discutant de sa famille. Marjorie arrive, je repars avec elle pour Naplouse. La route est magnifique et il y a peu de circulation. Nous discutons des conditions de vie des Israéliens et des Arabes. L’arrivée à Naplouse est précédée par deux check point. Nous passons sans problème avec son passeport diplomatique alors que les Palestiniens, vielles dames et enfants compris passent à pied et sont minutieusement contrôlés. Marjorie se moque d’un soldat au cheveu long et à l’attitude lymphatique. En guise de casque, il porte un bonnet façon skieur. Naplouse est impressionnante : une grande ville accrochée sur les versants de deux montagne qui se font face. Les immeubles sont peints en blanc et il y a beaucoup de ruines. Marjorie m’explique que c’est un peu le Chicago de la Palestine. Toutes sortes de trafics s’y tiennent et il y a de nombreuses incursions israéliennes surtout à la tombée du jour et la nuit. Dans la vallée étroite : la vieille ville. Avec l’aide d’un plan, nous arrivons à destination une demi-heure avant le début de la formation. C’est une femme d’une cinquantaine d’années passées – Margueritte – qui nous accueille dans une école de japonais. Margueritte est pendu à son téléphone portable. Elle nous guide, sans nous accorder beaucoup d’attention, au premier étage à la bibliothèque où doit se dérouler la formation. Elle ressemble à toutes les bibliothèques scolaires, avec ses rayonnages de livres et ses affiches dont plusieurs en français. Je fais remarqué une faute d’orthographe. Marjorie me fait signe de me taire. J’ai gaffé. Il y plein de fumeuses dans cette école. Je n’ai plus l’habitude de sentir la cigarette dans ce contexte. C’est bizarre ! Margueritte m’explique que le niveau linguistique des enseignants est très disparate, je décide de simplifier la formation et de m’appliquer à parler très doucement et avec des mots simples. Il y a 13 enseignants autour des tables disposées en U, un seul homme. Je commence par expliquer ce qu’est l’éducation à l’image. J’insiste sur le rôle actif que nous devons avoir devant les images et surtout que nous devons transmettre aux jeunes qui, les stagiaires me le confirment passent énormément de temps devant les écrans de télévision. « Il n’y a rein d’autre à faire ici ». Je répète, je me paraphrase et donne des exemples pour expliquer que les images ne sont jamais objectives. Je crois que c’est acquis.
Je continue, de quoi parle-t’on à l’issue d’une projection de film ?Je fais le lien avec le prochain festival que nous organiserons dans un mois. Ce sont toujours les quatre mêmes qui répondent et participent. Nous avançons. Elles trouvent les principales pistes de l’analyse filmique. Nous continuons. J’approfondis la partie iconographique, le langage spécifique des images et des sons. J’ai l’impression que tout le monde suit même si quelquefois les questions me surprennent par leur naïveté ou plutôt par la tournure d’esprit. Certains profs ne maîtrisent pas la langue, font des phrases sans sujet ou verbe. Le niveau de quelque uns est vraiment faible. Une femme algérienne d’origine est totalement francophone, trois autres se débrouillent bien, pour le reste…. Je ne sais pas.
Les jeunes volontaires m’avaient prévenu. Malgré ma demande, jamais un enseignant n’avouera qu’il n’a pas compris, il fera toujours signe que tout va bien.
Nous faisons une pause pour manger et boire.
Je reprends la séance avec un exercice : je montre un court-métrage : El Gran Zambini. Je leur demande de mettre en pratique l’analyse. Malheureusement, malgré les rideaux tirés il fait jour dans la bibliothèque et le projecteur de mauvaise qualité est peu lumineux. On ne voit rien dans les séquences de nuit. Je raconte l’image, en français et en anglais.
Après leur prise de parole, je constate que personne n’a compris la référence au cirque qui est faite dans les premiers plans descriptifs d’un terrain vague avec des éléments de décor circassien. J’explique. Tout le monde y voit plus clair ! Pour l’ensemble, la psychologie des personnages est bien comprise et les thèmes dégagés intéressants. Par contre impasse totale sur le filmage, la narration et les références. Je remontre le film séquences par séquences et j’analyse en mettant l’accent sur la manière de filmer.
L’heure arrive de nous quitter. Une par une, les stagiaires viennent me serrer la main et me remercier. La jeune femme algérienne dit qu’elle va faire un projet cinéma avec ses élèves et qu’elle compte beaucoup sur le festival pour l’inspirer.
Quelques personnes s’attardent dont le monsieur. Je reparle des fautes d’orthographe sur les affiches. Il sort un marqueur et corrige. Marjorie se marre. Elle me dit que je suis pire que les profs !
Nous repartons.
Je repars sans avoir visiter Naplouse, à peine un trajet en voiture pour aller chercher les affaires de Margueritte chez elle. J’ai toujours mal au dos. Nous roulons et passons le check Point sans encombre. Dans la voiture, Margueritte est très vindicative pour la cause des Palestiniens. Sa voix est très aigue et elle me mets mal à l’aise. Par contre, elle a beaucoup lu et vu de documentaires sur la Palestine. Elle me parle du film de Simone Bitton « Murs » que j’aimerais voir à mon retour. Elle m’inscrit quelques références sur mon carnet et je la remercie. Nous arrivons à Jérusalem où je me charge d’un colis pour Catherine et je reprends une voiture du consulat pour rentrer dans ma grande prison.
Je passe la fin de l’après-midi dans ma chambre.
27 mars
Le soleil se montre au-dessus de la colonie ce matin. J’arrive très tôt à l’association pour installer le matériel. Amal me prépare un verre de thé. Je ne sais pas ce qu’elle met dedans mais il est délicieux. Comme un goût de garrigue ensoleillé. Je suis fan !
Les femmes arrivent les unes après les autres. On me dit qu’Antoinette a téléphoné pour dire qu’elle sera en retard car elle a un rendez-vous à l’église. Nous commençons sans elle. Je m’installe derrière l’ordinateur et explique les premières manipulations. Aude et Cédric arrivent. Il photographie et elle prend des notes et réalise des interviews de Harlam, Shweir et Antoinette qu’elle isole dans une pièce à côté. Nous commençons par la séquence dialoguée dans la cuisine entre Amal, sa mère et sa grand-mère. Nous y passerons deux heures ! La difficulté vient de ce que je ne comprends rien au texte, qu’elles changent les dialogues à chaque prise et que surtout, surtout et cela paraît être un grand problème, Harlam utilise le mot « check point ». Elles m’expliquent en anglais et avec force gestes que ce mot n’est jamais utilisé par les personnes d’un certain âge. Elles préfèrent le mot en hébreux ou le mot arabe qui me semble plus long. Nous regardons toutes les prises et heureusement nous en trouvons une où Harlam dit le bon mot mais elle est hors champ. Je monte le plan, c’est Amal qui écoute et c’est un peu long. Elles préfèrent. Nous le gardons. Ibtesam nous fait remarquer un oubli de texte, nous retrouvons le plan et le rajoutons. Chaque fois qu’Antoinette parle dans le film, je sens que les autres se moquent gentiment et rient de bon coeur, je demande pourquoi. Samira m’explique avec humour qu’Antoinette a le chic pour allonger les mots, elle me donne comme exemple un début de phrase : « toi, tu dis « go » quand tu parles naturellement, Antoinette, elle dit « goooooooooo » Ce n’est pas bon !». Je ris avec elles. Le début d’une phrase de la même Antoinette est ponctué par un mot que personne ne semble comprendre. Elles me demandent de le couper. Je ne peux pas, c’est trop court pour le logiciel que j’utilise, mais je promets de le faire au mixage. Elles sont rassurées.
Antoinette arrive, on lui montre le montage. Elle est en accord avec le groupe.
Sweir vient me chercher pour faire une interview avec son mari journaliste. Je vais dans son bureau, elle traduit. Je parle du projet, du prochain festival et de l’accueil chaleureux que m’ont réservé les femmes de TAM. Il me pose des questions sur mes impressions de la Palestine. Je m’enflamme, et raconte ce que je ressens par rapport à la situation politique, à l’oppression, à la dignité et au courage que je vois autour de moi. Je dis aussi que ce qui m’a frappé c’est l’absence de haine chez les gens avec qui j’ai parlé. Je réfléchis tout haut et avec la simplicité obligatoire due à ma maîtrise insuffisante de la langue, je raconte que même si je ne peux évidemment pas cautionner les attentats suicide, je peux aujourd’hui les comprendre car il n’y a plus beaucoup d’espoir…
Le journaliste interroge ensuite Antoinette et Jamalate. Je retourne au montage.
Nous montons la séquence des oliviers sur laquelle j’avais déjà travaillé toute seule. Elles regardent plan après plan. C’est surtout Samira et Leila qui participent. Jamalate propose de mettre un plan intermédiaire entre les deux séquences du flash-back. Ibtesam ne parle pas beaucoup, elle se regarde fascinée sur l’écran.
Nous terminons par une pause thé et viennoiseries. Elles me souhaitent bon courage et me recommandent la prudence à Gaza.
Anne est venue nous rejoindre en fin d’atelier et nous partons avec Cédric et Aude retourner des plans pour la séquence 1 et un plan du mur à franchir qui nous manque.
Nous refaisons ensemble le trajet que j’ai déjà fait deux fois. Aude découvre et semble aussi choquée que moi la première fois. Je donne des explications qui amusent Anne « tu es devenue palestinienne toi aussi » ! J’en conviens en riant. C’est vrai que je me sens bien ici, dans la grande prison ! Je tourne au moins huit fois le même panoramique sur le mur. J’ai toujours mal au dos et mes mains tremblent. Nous continuons la balade sinistre. Aude et Cédric ont l’air de plus en plus consternés. Anne nous accompagne jusqu’au centre culturel dans le camp d’Aïda. Il n’y a personne. Aude compulse des documents ; je repère une vitrine avec des articles d’artisanat à vendre. Nous déballons tout et faisons notre choix. Personne ne connais le prix de ces objets, nous en faisons une liste et Anne se chargera de faire l’addition.
Nous repartons à pied, mes collègues portent mon sac et la caméra car j’ai vraiment mal au dos.
Je retourne dans ma chambre me reposer et préparer mes affaires pour Gaza. Dans la soirée Anne me rend visite avec une bière. Nous bavardons.

28 mars
7h30 dans le hall de l’hôtel. Le taxi est déjà là, c’est Jacob que j’ai appelé la veille, le même taxi qui m’avait emmené à Jérusalem. Le message que j’ai laissé à Aude et Cédric a été un peu transformé de rendez-vous à 7h il est passé à 8 h. Je les appelle dans leurs chambres. Ils descendent une demi-heure plus tard. Nous partons pour le CCF de Jérusalem où Guillaume, un jeune homme qui travaille avec Gaétan nous attend avec sa voiture pour nous conduire à Gaza. Nous sommes un peu endormis et peu bavards. Échange de voiture et nous voici sur la route vers le Sud. Le paysage est sublime. Sur le bord de la route, des arbres qui dégoulinent de petites boules jaunes comme des mimosas géants. Des champs, des collines, des fleurs, la route est belle, belle. Je comprends pourquoi on se déchire ce pays, il est si beau !
L’arrivée au terminal d’Eres, l’entrée de Gaza du côté Israélien. Là, le paysage change brutalement. Plus de jolis champs et de belles maisons mais des ruines et des ordures. Impressionnant. Guillaume récupère la voiture de Gaétan et Gaétan s’embarque avec nous. Il nous met la pression : « je suis responsable de votre sécurité, je vous demande d’être très discipliné et de faire tout ce que je vous demande sans négociation. » Nous obtempérons sans discussion.
Le terminal dans un décor de bloc de béton et de fils barbelés. Il y a deux bâtiments récents et un immense hangar dont on ne voit pas le bout de ce côté. Nous nous arrêtons devant la guérite de contrôle et une soldate nous demande d’attendre. Gaétan cherche une explication, la soldate évoque des tirs de roquette… Gaétan nous explique que quelquefois on peut attendre ici des heures. Il est 9h45 et la formation commence à 10h…D’autres gens attendent en voiture et à pied. Un homme d’affaire s’impatiente au téléphone. La tension est tangible. Au bout de vingt minutes, la barrière s’ouvre et nous pouvons passer. Arrêt devant le bâtiment, le plus neuf, pour les étrangers et les VIP. Derrière la banque, deux jeunes soldates et un soldat nous prennent nos papiers. Un s’exclame, elle est née le même jour que moi ! La vie continue aussi pour ces jeunes qui font leur service dans l’armée et doivent bien souvent s ‘ennuyer ferme et avoir peur. Je lui souris pas très convaincue. Attention Pascale à ne pas tout confondre! Je repense à la théorie d’Hannah Arent sur la banalité du mal. Un ensemble de gens qui font des gestes qui semblent inoffensifs mais qui rajoutés les uns aux autres font les dictatures, les oppressions et les génocides…
Nous devons attendre, la coordination (accord entre le consulat, les Israéliens et les palestiniens) de Cédric pose problème. Je remarque une jolie soldate qui fait du charme à Cédric, je le charrie … Nous attendons. Je sors fumer une cigarette sur un banc et je remarque un chenil où une dizaine de chiens tournent en rond. Gaétan sort avec Aude et Cédric. Nous devons laisser Cédric qui doit attendre l’accord des autorités. Nous lui donnons de la lecture, de l’eau et nous partons car la formation aurait déjà dû commencer. Je vis un moment de terreur, assise à côté de Gaétan qui nous demande de ne pas attacher nos ceintures et qui roule comme un fou dans la circulation très désordonnée de Gaza. Je lui demande de ralentir et il me répond que c’est sur cette route qu’un véhicule des Nations Unies s’est fait tiré dessus quelques jours plus tôt. Derrière nous, la voiture de ses quatre gardes du corps nous suit de près. Nous échangeons un regard avec Aude et nous serrons les fesses !
Je ne vois rien du centre culturel car je suis projetée dans une salle où m’attendent une vingtaine d’enseignants rangés et deux parties distinctes : les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Ce sont des profs de français de l’école publique, non payés depuis quatre mois et toujours là ! Je commence par me présenter. Au loin, j’entends des tirs qui n’ont l’air d’impressionner personne d’autre que moi. Je leur dis toute mon admiration pour leur résistance et leur dignité. Je leur dis aussi que je me sens toute petite face à eux et que j’ai du mal à trouver très sérieuse la formation que je propose dans ce contexte. Un enseignant me répond qu’au contraire c’est important pour eux, de rencontrer des gens qui viennent d’ailleurs. Il rajoute que c’est important de parler de l’image, de l’éducation et que la vie doit continuer. Une jeune femme prend la parole, elle me dit qu’ici, ils n’ont pas le choix, ils doivent continuer à travailler, à élever leurs enfants, à vivre, mais qu’au fond, ils ne savent pas quelle trace de tout cela ils vont garder en eux. Elle dit qu’elle ne sait pas ce qui se passe en elle, qu’elle est dans la survie. Un homme au visage lumineux et grave dit que lui il sait ce que cette situation lui fait : il est un homme affaibli. Je suis émue, les larmes me montent aux yeux et je me donne mentalement un coup de pied au cul pour ne pas me laisser aller. Je commence. J’ai l’impression que je suis bien comprise, qu’ils sont intéressés. Je montre un court-métrage : El Gran Zambini et je les laisse analyser. Le résultat est incomplet. Ils ne font pas vraiment attention au filmage, Je le fais remarquer et je remontre le film en m’arrêtant après chaque séquence et en analysant les procédés cinématographiques. Je sens qu’ils comprennent, c’est eux qui commentent les dernières images. Une dame vient nous dire que la salle doit être bientôt libérée. Nous finissons vite et nous nous quittons. Ils viennent me saluer et me remercier individuellement. Je suis heureuse, mes doutes sur l’intérêt de cette formation sont dissipés.
Je vais manger une belle assiette de poissons grillés dans le petit bar installé dans le jardin du CCF. Je discute avec une Française : Nathalie. Elle est mariée à un palestinien. Elle me raconte la vie à Gaza depuis le départ des colons israéliens. Elle me raconte les passages du mur du son au-dessus de la ville. Ce bruit qui transperce les oreilles et terrifie toute la population. Un son qui fait encore plus peur que les bombardements qui fait hurler les bébés, mourir de crises cardiaques les plus fragiles. Un son qui est revenu parfois tous les quart d’heure, juste pour semer la terreur, juste pour humilier. Elle me parle de la peur des attentats, de la mort qui peut surgir partout et n’importe quand. Elle évoque les drones, ces petits avions sans pilote, munis de caméra ou de bombe qui font le bruit d’un gros moustique. Ils repèrent une voiture, un homme et lâche une bombe. Cela s’appelle « assassinats ciblés » ? Normalement ciblés mais il peut y avoir ce qu’on appelle pudiquement des dommages co-latéraux… Aude et Cédric sont partis depuis une demi-heure pour aller visiter un cinéma. Ils reviennent déjà. Ils racontent que Gaétan aussitôt arrivé les a fait remonter dans la voiture à la suite d’un coup de téléphone du consulat qui leur annonçait un enlèvement. C’est la consigne, dès qu’il se passe quelque chose, tout le monde aux abris !
Nous glandouions jusqu’à la fin de l’après-midi dans le jardin du CCF et dans la médiathèque puis nous embarquons tous les quatre avec les gardes du corps pour aller chez Gaétan qui a invité quelques amis pour la soirée. En l’attendant, je discute avec les gardes du corps et Cédric. L’un d’eux me passe sa mitraillette et Cédric photographie…Nous montons tous dans la camionnette, Cédric et les quatre gardes du corps sont assis à même le plancher. On les regarde avec Aude. Entouré des gardes armés, Cédric a tout l’air d’un otage. Gaza est vide. Les avenues désertées, les immeubles délabrés . Beaucoup de constructions en parpaings nus, d’autres en ruine. Quelques hommes armés. Une ville sinistrée.
Les gardes du corps font leur métier. J’ai l’impression d’être dans un film. Je le dis et nous en riions.
Nous arrivons chez Gaétan. L’appartement au 7ième étage donne sur la mer. C’est très beau, surtout lorsque l’on imagine ce que cela a été et ce que cela pourrait être s’il y avait la paix.
Gaétan a acheté à dîner pour un régiment. Ses amis arrivent les uns après les autres. Un premier couple : une française mariée à un palestinien : Sonia et Tarek, lui juriste et elle mère au foyer. Un autre couple mixte, plus jeune, Monein et Béatrice avec leur garçonnet, tous deux chanteurs et musiciens. Nathalie et son mari avec leur plus jeune enfant. Le vice consul et ses gendarmes gardes du corps. La soirée est sympathique et très alcoolisée. On chante, certains dansent. Tout le monde repart saoûls ou presque.
Je me couche dans la même chambre qu’Aude et je m’endors tout de suite.

29 mars
Réveillée de bonne heure après une nuit sans rêve, nous partons vers 8h30 au centre culturel. Les gardes du corps sont au rendez-vous et nous suivent. Aujourd’hui, ce sont les enseignants des camps payés par les Nations Unies qui sont là. Je découvre une brochette de jeunes femmes assises sur le banc dans la véranda. Je m’assois près d’elle et nous papotons. Je m’amuse à retenir leurs prénoms, elles se moquent de mon accent. Les autres enseignants arrivent et nous commençons. Je remarque que tous les hommes présents ont revêtu un costume et sont parés d’une cravate. Je parle en anglais et quand je ne trouve plus les mots en français, le traducteur me traduit en arabe. Même émotion que la veille. Au cours de la formation, j’avise un prof d’un certain âge qui filme la séance depuis le début. Je lui demande comment. Il ne comprend pas. Je réalise que la question de la forme n’est jamais abordée lorsqu’ils parlent des images. J’approfondis cet aspect. Je déploie beaucoup d’énergie. À leurs remarques, je vois que certains ont compris mais après la projection du court-métrage, un marc me désole. Le même prof qui filmait depuis le début s’étonne que l’on ait choisi un garçon aussi mal élevé pour jouer le premier rôle !
La séance se déroule dans l’attention et la concentration. Comme hier, ils me serrent la main et me remercient individuellement.
Gaétan nous presse pour partir. Il doit faire une course et le terminal ferme à 15h. Nous partons sans manger. Nous nous arrêtons dans une ONG qui s’occupe des personnes sourdes. Les locaux sont neufs et magnifiques. Il y a des ateliers d’artisanat : broderie, peinture et une boutique pour les vendre. Nous achetons de jolis objets. En fait, ce sont les plus jolis objets que j’ai vus en Palestine. Bien finis et de bonne qualité. Dommage qu’ils ne prennent pas la carte bleue. Gaétan nous presse et nous repartons.
Terminal côté palestinien. Nous donnons nos papiers à des policiers dans une petite guérite délabrée où je remarque un poster de Saddam Hussein et nous attendons. Autour de nous, des soldats armés discutent et fument. De l’autre côté de la route des barbelés et des bâtiments en ruine. Il y a une certaine beauté désespérée dans ces montagnes de gravats, dans ces structures de béton décharnées qui tiennent encore debout et se dessinent dans l’azur du ciel sans nuages. Il y a une certaine beauté dans la destruction, un côté fin du monde…
Nous rencontrons des gendarmes français. Ricardo, un capitaine qui est là depuis un an et demi nous raconte qu’il est arrivé totalement neutre mais qu’il a vite pris parti quand au lendemain de l’inauguration d’un centre de recherche criminel payé par l’ONU, un avion israélien a bombardé et détruit. Il vit à Ashkelon, tout près de Gaza en Israël. Je lui demande comment cela se passe pour lui. Il répond que lorsque l’on a compris que les Israéliens n’ont aucune éducation, qu’ils ne disent ni bonjour, ni merci et ne s’excusent jamais et que l’on adopte la même attitude, tout va bien ! Le policier palestinien nous appelle, nous pouvons passer en voiture. Nous disons au revoir aux gendarmes et embarquons. Nous sommes trop contents ! Seulement une heure d’attente, c’est formidable ! Nous roulons le long du hangar vers le terminal israélien. Ce hangar a été construit pour les piétons.
Arrivés devant le poste tenu par les soldats du Tsahal, nous nous arrêtons sur leur demande. Une voix de haut-parleur nous aboie dessus : Go back to Gaza ! Quatre soldats sortent et nous mettent en joue. Gaétan crie par la fenêtre : Why ? Go back to Gaza ! est par trois fois la seule réponse que nous aurons. Nous faisons demi-tour vers le poste palestinien.
De retour auprès des gendarmes, nous attendons. Gaétan essaye d’avoir des explications. On nous reprend nos passeports. Les gendarmes vont passer ainsi que quelques autres véhicules diplomatiques. Nous ne saurons jamais pourquoi diverses informations nous sont communiquées et contredites. Gaétan peut passer seul, puis Gaétan, Aude et moi, puis seulement Gaétan et Aude. Toutes les combinaisons ont été abordées. Gaétan téléphone au consulat qui lui demande de le rappeler toutes les cinq minutes. Ils essayent de nous faire passer à distance mais cela risque de prendre du temps. Nous avons faim et soif et nous en rigolons. Une dame noire attend là depuis huit heure ce matin… Avec Gaétan et Aude, nous racontons les horreurs rencontrées dans nos différents voyages. Ça passe le temps, ça lutte contre l’angoisse qui monte. Nous avons le temps de contempler ce paysage de fin du monde. La nuit commence à tomber, il fait frais. Nous attendons. Nous remarquons au loin, une petite tente qui abrite un commerce, nous décidons d’y aller avec Gaétan. Aude est assise près de la voiture et Gaétan au volant téléphone. Cédric marche à une vingtaine de mètres devant moi. Un policier palestinien m’interpelle et me dit que je peux passer avec Gaétan à pied. Aude a l’autorisation de passer en voiture. Je demande mon passeport et celui de Cédric. Le policier me fait comprendre que c’est son collègue qui nous le remettra à l’entrée du hangar. J’appelle Aude pour lui dire que nous partons à pied et elle en voiture et je cours pour rejoindre Cédric. À l’entrée du terminal, un soldat me demande mon passeport et celui de Cédric. Embrouille et instant d’angoisse. Là, on comprend que sans ses papiers, nous ne sommes rien dans ce pays ! Nous retrouvons nos passeports auprès de soldats assis au poste de contrôle. Nous commençons alors la traversée du terminal d’Eres. Tout d’abord, trois cents mètres dans un couloir désolé puis un tournant sur la droite et un nouveau couloir couvert et bordé de barrières en acier. Après cent mètres, nous nous retrouvons devant des portes et nous retrouvons Aude qui n’a pas pu passer en voiture. Elle est toute désemparée, touchante. Nous rentrons dans le hangar que nous avions repéré hier à notre arrivée. Une vieille dame est là avec une énorme valise qu’elle ne peut que faire rouler. Nous l’aidons. Premier contrôle : nous passons aux rayons nos ceintures et portables. Gaétan nous avait prévenu de laisser nos bagages dans la voiture. Nous passons un par un dans un premier sas, puis un deuxième, puis un troisième. À chaque fois, il faut attendre que la petite lumière verte s’allume. Quand on regarde en l’air, on peut voir des passerelles avec des soldats armés qui montent la garde et en face, les fenêtres des bureaux derrière lesquelles des jeunes soldats s’agitent. Au troisième sas, je rentre dans une cage vitrée. Une voix me demande de lever les bras et de mettre mes pieds dans les marques au sol. Je suis scannée. Je sors. Encore un autre sas et j’arrive dans une espèce de salle avec un tapis roulant comme dans les aéroports et quelques sièges. Je retrouve la vieille dame assise bien sagement. Nous attendons nos bagages. Une demi-heure passe. Quand ils arrivent, ce n’est pas par le tapis roulant. Juste une porte qui s’ouvre et quelqu’un qui jette une énorme bassine avec les affaires de chacun. Un jeune homme récupère son ordinateur, la dame sa valise ouverte et éclatée dans la bassine. Nous avons de la chance avec nos seuls portables et ceinture. C’est fini, on peut sortir. Mais non ! Encore un sas, encore une soldate derrière sa vitrine. Nous rentrons à trois dans la cabine. Elle n’est pas contente, nous non plus. Gaétan vient nous parler de derrière la cabine. On se détend, c’est normalement bientôt fini. Mais non, mais non, la soldate vexée prend son temps et elle mets un bon quart d’heure avant de nous rendre nos passeports dûment tamponnés, histoire de bien se faire remarquer au passage à l’aéroport Ben Gorion de Tel-Aviv. Nous sortons, il fait nuit. Un dernier petit contrôle auprès d’une jeune fille assise dehors. Contrôle inutile, contrôle futile, il faut les occuper ces jeunes soldats ! Gaétan roule vite vers Jérusalem ? Nous nous reposons. Arrivés à Jérusalem, Gaétan nous dépose devant un hôtel où attendent des taxis. Les chauffeurs nous abordent, nous mettons quelques instants avant de trouver celui qui peut entrer dans Bethléem et nous déposer à bon port.
Nous invitons Anne à nous rejoindre et passons la soirée dans le bon restaurant qui sert du saumon. C’est encore le patron qui nous ramène en voiture jusqu’à l’hôtel.Je suis contente de retrouver la solitude de ma chambre. J’appelle Anne, j’ai oublié de lui dire que demain j’irais à la manifestation pour la journée de la terre. Nous fixons un rendez-vous.

Publicité
Publicité
CINEMATRICE
Publicité
Publicité